L'analyse d'une scientifique de haut niveau à la portée de toutes et tous !
31 mars 2017 - 2,7 millions de personnes gagnent plus de 61 000 euros par an en France. Ces 10 % les plus riches reçoivent, à eux seuls, une masse de revenus 1,4 fois plus importante que les 50 % du bas de la pyramide.
2,7 millions d’adultes ont un revenu supérieur à 61 000 euros par personne [1] et par an avant impôts et prestations sociales en France (données 2013), selon des travaux réalisés à partir des données fiscales [2]. Ces près de trois millions de personnes se classent parmi les 10 % les plus riches. Le revenu moyen de cette tranche est de 111 000 euros par an. C’est sept fois plus que le revenu moyen des 50 % aux revenus les plus faibles (15 510 euros de revenus moyens) et trois fois plus que la tranche située entre les 50 % les plus pauvres et les 10 % les plus riches (38 920 euros en moyenne).
On entre au sein des 1 % les plus riches (270 000 personnes) à partir de 162 400 euros par an. En moyenne, les revenus annuels de cette tranche s’établissent à 360 000 euros. Au sommet de l’échelle, il faut percevoir plus de 536 000 euros l’an pour figurer dans le club des 0,1 % ultra-privilégiés (27 000 contribuables). Tout en haut, 267 individus toucheraient, selon leurs déclarations fiscales, près de 19 millions d’euros par an en moyenne.
Ces données sur le haut de la pyramide doivent être utilisées avec beaucoup de précautions. D’une part, avec des groupes qui portent sur des très petits échantillons, les données sont très volatiles : un petit nombre d’individus ayant des revenus très élevés peut faire varier sensiblement les données d’une année sur l’autre. D’autre part, en dépit du nombre de solutions pour réduire de façon drastique leurs impôts, ces très riches reversent une part non négligeable de leurs revenus à l’administration fiscale : il ne s’agit pas de ce dont ils disposent pour vivre (mais même en divisant ces chiffres par deux, on obtient des sommes extraordinaires pour le commun des mortels).
Les écarts sont énormes à l’intérieur du club des riches. Avec au minimum 60 000 euros de revenu par an et par adulte, on mène une vie sans grand rapport avec le reste de la population et on assure en même temps, le devenir de ses enfants en se construisant un patrimoine. Avec au moins 500 000 euros par an, on poursuit d’autres stratégies financières : on protège ses descendants pour des générations entières et l’argent perçu sert à la fois à maintenir un standing de vie extrêmement luxueux et à accumuler un patrimoine diversifié (immobilier, entreprises, œuvres d’art, etc.).
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Par Gearóid Ó Colmáin repris sur Comité Valmy
Les élites européennes n’apprécient pas la victoire de Donald Trump. Les « gauchistes » universitaires pleins de suffisance en sont tout aussi malheureux. Le faux journal de gauche français Libération a dénommé le Président élu Trump « American Psycho » . Ils sont terriblement déçus que le politiquement correct puisse devenir passé de mode. Leurs sophistes professionnels ont été rameutés pour clarifier les choses. La liberté d’expression, écrivent-ils, n’est pas la liberté d’exprimer votre pensée mais le devoir de respecter les pensées des autres que soi : ainsi, je ne peux dire que ce qui plaira aux autres, ce qui n’offensera ou ne blessera personne. Nous sommes tout au fond de la poubelle intellectuelle libérale. Les lecteurs de Bret Easton Ellis seront surpris du choix d’ « American Psycho » pour décrire Trump. Dans le roman d’Ellis, Patrick Bateman est un banquier psychopathe de Wall Street dont le passe-temps est le meurtre – ça ressemble davantage à Hillary Clinton qu’à Donald Trump ! En ces temps de ténèbres, se diffuse la sensation étrange du pressentiment de Macbeth : « Rien n’est, que ce qu’il n’est pas. »
Le site web faussement de gauche financé par la haute finance Democracy Now ! déplore et se lamente également de la victoire de Trump. Ils ont publié la Une suivante : « Du premier président afro-américain à un président soutenu par le Klu Klux Klan : Trump l’emporte par surprise ». Democracy Now ! fait référence à David Duke, un « nationaliste blanc » qui fut naguère Grand Sorcier [Grand Wizard, NdT] du Klu Klux Klan. Il existe une différence fondamentale entre David Duke et Amy Goodman, l’animatrice de Democracy Now !. Duke a quitté le KKK il y a de nombreuses années et affirme ne plus les soutenir. Amy Goodman affirme s’opposer au KKK. Toutefois, quand des terroristes appuyés par la CIA ont pris le contrôle de la Libye en 2011, lynchant et décapitant publiquement des Libyens noirs, Amy Goodman soutenait la « révolution » raciste tandis que Duke s’y opposait. Il y a eu depuis lors des milliers de lynchages en Libye et en Syrie, et Goodman n’a pas une seule fois parlé des réelles causes de la guerre ; Goodman n’a pas interviewé une seule fois le moindre journaliste exposant les mensonges et la désinformation des médias corporatistes à l’endroit de deux dirigeants mondiaux de l’anti-racisme, Mouammar Qaddafi et Bachar al-Assad.
Duke et Goodman ont beaucoup plus de choses en commun qu’il y paraît à la plupart des gens. Duke fonde toute sa carrière sur le rabâchage de mensonges et de fables à propos de l’Union Soviétique et de l’idéologie communiste. Le même anti-communisme enragé forme le socle de l’idéologie anarcho-libérale de Democracy Now !. Mais j’ai davantage de respect pour Duke. Bien que tout ce qu’il avance sur le communisme repose sur la propagande et les mensonges impérialistes de la Guerre Froide diffusés par des agents du renseignement tel que Robert Conquest et des historiens malhonnêtes comme Timothy Snyder, Duke est honnête vis-à-vis de ses principes : il désire le retour de l’élite chrétienne blanche au pouvoir et la fin de la domination juive en Amérique. Il veut remplacer une caste dirigeante par une autre. Il ne fait pas semblant d’être de gauche.
Goodman sera heureuse de voir les États-Unis sombrer dans la guerre civile. Elle n’a pas besoin de s’en faire, étant massivement riche et protégée par la CIA. En fait, la guerre civile profitera à Demcracy Now !. Ils auront peut-être l’opportunité de faire semblant d’être des « révolutionnaires », dans le style « Printemps Arabe ». Quand vous avez d’anciens collabos des Nazis comme George Soros qui vous soutiennent, vous avez déjà de bonnes chances de succès dans la poche. Peut-être Goodman s’en fait-elle pour sa tribu juive, ce qui expliquerait pourquoi le Sionisme la finance. Le Sionisme n’a pas fait grand-chose pour les foules de Juifs des classes laborieuses qui se battent pour survivre dans les déserts du Moyen-Orient sous la férule réactionnaire du Likoud – encerclés par des terroristes wahhabites créés par ce même régime du Likoud – mais vous n’en entendrez pas parler sur le plateau de Democracy Now !. Donc avec Duke et Goodman, il y a le suprématisme blanc et le suprématisme juif. Peut-être ont-ils besoin l’un de l’autre !
Et désormais, les « anti-racistes » urbains blancs défilent dans les rues et deviennent de plus en plus violents. Quand Trump visitera l’Europe, nous verrons des manifestations gigantesques et des débordements de violence. Les « révolutionnaires à capuche » seront dans les rues. Les gens affirment que Trump est le nouvel Hitler, ce qui est à peu près aussi stupide que d’affirmer que Sanders est socialiste.
Le fascisme a été un mouvement social et politique réactionnaire créé par la bourgeoisie européenne afin d’empêcher une révolution prolétarienne à une époque où le premier état socialiste du monde était en train de prouver, par le biais d’une planification centralisée par l’état, qu’il était capable de générer un modèle supérieur de production. Les mouvements fascistes étaient une réaction à la menace d’une révolution sociale accomplie par les exploités contre leurs exploiteurs. Les gauchistes petits-bourgeois libéraux aiment pontifier sur la nécessité de l’établissement d’une « république sociale ». En France, l’un des chefs de file du mouvement Nuit Debout, Frédéric Lordon, a plusieurs fois fait référence à cette notion d’une république sociale. Mais une république sociale n’est possible que sur la base d’une alliance des classes sous la direction d’une bourgeoisie nationaliste volontariste et forte.
Il est par conséquent ironique de trouver des soi-disant « anti-fascistes » et des « fascistes » comme Marine Le Pen tous appeler de leurs vœux une « république sociale ». La différence entre les années 1930 et maintenant, cependant, est qu’à l’époque tout le monde parlait de socialisme. Les Soviétiques construisaient le socialisme selon les préceptes du marxisme scientifique, alors que l’Italie et l’Allemagne construisaient des états capitalistes dotés d’une orientation sociale. Mais si les petits-bourgeois gauchistes voulaient vraiment une « république sociale » de nos jours, ils devraient voter pour le Front National, qui appelle à la fondation d’une « république sociale » ! Les petits-bourgeois d’extrême-gauche et les petits-bourgeois d’extrême-droite veulent tous une république sociale. Les premiers sont des idéalistes et n’y parviendront jamais tandis que les seconds sont dans une certaine mesure des réalistes, mais profondément cyniques et désespérément obtus.
Dans les années 1930, la Grande-Bretagne et les États-Unis avaient besoin d’une Allemagne forte pour contrer l’URSS, ce qui explique leur soutien initial en faveur d’Hitler. Ils avaient également besoin de créer un contre-mouvement pouvant être présenté aux travailleurs comme du « socialisme ». Le national-socialisme en a été le résultat. Le régime national-socialiste fut utilisé par l’Occident pour détruire l’URSS – un fait reconnu par les Soviétiques après la guerre. L’Occident ne pouvait pas soutenir ouvertement le régime allemand car il aurait essuyé des révoltes domestiques de travailleurs. Les partis communistes en Grande-Bretagne, en France et aux États-Unis étaient bien organisés et des grèves auraient pu bloquer toute l’activité économique dans ces pays. Puisque l’URSS n’existe plus, l’échiquier géopolitique est considérablement différent de nos jours, en comparaison des années 1930.
Aujourd’hui, des forces « progressives » sont à nouveau alliées à la Russie mais il existe une différence fondamentale : en Europe, l’extrême-droite est pro-russe. Cela n’exempte pas l’extrême-droite de tout reproche. L’extrême-droite et les partis populistes en général représentent une idéologie nationaliste bourgeoise et ont émergé suite à des décennies d’opposition à l’URSS révisionniste et à la RPC (République Populaire de Chine) d’une part, et au gauchisme trotskiste d’autre part. Lorsque ces deux idéologies anti-communistes sont devenues « La Gauche », il est malaisé de reprocher aux gens d’être de droite ! Un énorme segment du soutien à Donald Trump provient de l’ « Alt-Right » [droite « alternative », NdT], qui consiste en un galimatias d’idées contradictoires et de positions paradoxales. Le populisme d’aujourd’hui est favorable à l’intégration européenne et se présente comme formellement démocratique tandis que les mouvements fascistes des années 1930 étaient dictatoriaux, et ont servi aux puissances atlantiques pour séparer la péninsule européenne de la masse continentale eurasienne.
Aujourd’hui, le régime nazi en Ukraine est l’allié de l’élite impériale occidentale. Le fascisme des années 1930 était un instrument géopolitique de l’impérialisme anglo-saxon sur le continent européen. Le populisme de nos jours devient de plus en plus un allié de la diplomatie russe contre l’impérialisme occidental. Les médias russes en France, par exemple, offrent une couverture médiatique beaucoup plus favorable de l’actualité de Marine Le Pen que les médias grand public français. Le Pen a été contrainte de souscrire un emprunt dans une banque russe pour financer sa campagne électorale puisqu’elle affirme que toutes les banques françaises ont refusé de la financer. Les Russes n’ont pas de temps à perdre avec le gauchisme petit-bourgeois : ils ont abattu les Trotskistes dans les années 1930 et même pendant les heures les plus sombres du révisionnisme soviétique, les Russes et leurs frères d’Asie centrale n’ont jamais oublié l’homme que Lénine appelait « Judas Trotsky ». C’est l’une des principales raisons pour lesquelles il faut toujours respecter la Russie !
Par de nombreux aspects, la réémergence d’une Russie nationaliste hors des ruines de l’espace post-soviétique a généré une configuration des forces géopolitiques et idéologiques qui est totalement nouvelle. Ce qui était naguère considéré d’extrême-droite et réactionnaire est plus ou moins devenu progressiste et même révolutionnaire de nos jours. En Espagne dans les années 1930, les rebelles fascistes et les ultra-gauchistes trotskistes ont écrasé le front populaire des communistes et des libéraux, conservant l’oligarchie au pouvoir. Dorénavant, la bourgeoisie internationaliste « compradore », « l’élite au pouvoir », les « mondialistes » semblent être menacés par l’essor du populisme de la même manière que les oligarques étaient menacés par les démocrates sociaux dans les années 1930, et une fois de plus les agents de l’oligarchie sont les gauchistes trotskistes, qui appellent à une « république sociale » mais ne voient aucun inconvénient quand les élites occidentales qu’ils affirment combattre bombardent des républiques sociales telles que la Libye et la Syrie ; des gauchistes qui hurlent « fasciste » et « raciste » au service de la forme la plus brutale de néocolonialisme occidental.
D’un point de vue communiste, les populistes ne sont pas moins des ennemis de classe que les libéraux progressistes l’ont été durant les années 1930. Mais, contrairement à la situation des démocrates sociaux du siècle dernier, il n’y a aujourd’hui presque plus de communistes pour constituer une menace réelle au capitalisme monopolistique. De nos jours, les marxistes-léninistes manquent de l’unité et de la vision nécessaires pour devenir une force démocratique révolutionnaire. Beaucoup d’entre eux se préoccupent davantage de légitimer la confusion des genres sexuels sur les réseaux sociaux que de stimuler la révolution prolétarienne. Les contradictions du système impérialiste mondial mènent à la montée du populisme. Et il semble de plus en plus probable que le populisme soit en train de devenir la nouvelle phase de transition du capitalisme. Mais cette nouvelle période de transition sera-t-elle porteuse, ou néfaste ? C’est extrêmement difficile à dire. Beaucoup de valeurs sociales promues par le populisme, c’est-à-dire la famille, la tradition, l’authenticité culturelle etc. sont plus proches des valeurs prolétariennes que les valeurs promues par le libéralisme. Par conséquent, les communistes devront jouer un rôle-clé dans la gestion de la transition du populisme au socialisme. Mais il faudra au moins une décennie pour effectuer une révision historique et idéologique, ainsi qu’un activisme infatigable pour que s’opère une telle synthèse. Donc, tandis que le populisme de droite ne reste qu’une nouvelle formulation de la dictature de la bourgeoisie, il exprime néanmoins une capitulation devant des valeurs plus proches de celles du prolétariat. En termes léninistes, il représente une « Nouvelle Politique Économique » de l’impérialisme dans le projet capitaliste mondial : ils veulent faire un pas en arrière pour faire deux pas en avant. Notre objectif doit être de rendre ce pas en arrière celui d’une irrévocable déroute !
J’ai déjà théorisé ce schisme au cœur de l’impérialisme comme une guerre civile entre la bourgeoisie nationale et la bourgeoisie « compradore », ou entre le capitalisme financier et le capitalisme industriel. L’étendue du paradoxe mis en exergue par tout cela dans la définition de « la droite » et de « la gauche » trouve un exemple dans la visite de Poutine en Hongrie l’année dernière, où le dirigeant russe a rendu hommage aux soldats de l’Armée Rouge morts pendant la répression de la contre-révolution de la Hongrie populaire et démocratique, en 1956. [Viktor] Orban et ses disciples ont procédé à la réécriture de l’histoire hongroise de façon à présenter la droite horthiste comme des héros nationalistes, pendant que Poutine a apaisé les communistes et les nationalistes en Russie en présentant ses respects à l’Armée Rouge. Orban et Poutine sont idéologiquement similaires, pourtant les deux dirigeants se tiennent à l’intersection de courants historiques, idéologiques et géopolitiques contradictoires.
L’ordre mondial impérialiste contemporain est en train de s’effondrer. Nous parvenons au dénouement d’une crise planétaire du capitalisme. Les États-Unis sont confrontés à la réalité qu’ils ne peuvent plus extérioriser toute leur industrie en Asie. Bien qu’il soit vrai que Donald Trump dispose d’une pléthore de néoconservateurs bellicistes en charge de son appareil de politique étrangère, il se profile la possibilité qu’une reconfiguration des alignements géopolitiques issue de l’échec de l’OTAN en Syrie et d’une nouvelle définition de ce qui peut être considéré comme progressif dans les réseaux sociaux, offre l’éventualité d’un changement dans le sens des forces anti-capitalistes. Que le discours soit droitiste ou gauchiste, le consensus croissant s’accorde que le capitalisme est le problème et que comme le disait [William Butler] Yeats, « le centre ne tient plus ».
Certaines éventualités sont à considérer vis-à-vis du régime Trump. Il ne fera pas la promotion de la pseudo-science LGBT avec autant de zèle pour lessiver l’esprit de nos jeunes enfants. L’Association Nationale pour la Recherche et la Thérapie de l’Homosexualité [NARTH, National Association for Research and Therapy of Homosexuality, NdT] ne sera peut-être plus poursuivie juridiquement ni mise au ban social par une interdiction judiciaire. Le Vice-Président Pence, bien que belliciste néoconservateur, possède néanmoins une opinion progressiste au regard de la sexualité et approuve le travail de NARTH. Cela ne fait pas de Pence un « progressiste » per se. Mais cela peut permettre aux leaders du mouvement de libération des Afro-Américains de se faire entendre. Ils ont dénoncé le rôle du mouvement LGBT dans son implication dans une guerre dirigée contre le mâle noir pour le compte d’une suprématie blanche – et juive en particulier.
Les milliers de scientifiques distingués qui ont exposé les problèmes de la théorie de Roger Revelle sur le réchauffement climatique anthropique sont maintenant peut-être mieux placés pour remettre en cause l’opinion de l’establishment sur la météorologie, qui a des effets dévastateurs sur les vies des gens qui travaillent ; cela serait un coup sérieux porté à la mondialisation, et orienterait également l’attention du public vers le projet mortifère et insensé de la géo-ingénierie – l’un des périls les plus extrêmes qui menacent l’Humanité.
Donald Trump s’est tant fait détester de l’establishment au pouvoir, qu’il a dû se tourner vers des sources médiatiques alternatives pour se faire entendre convenablement. Ceci démontre que l’oligarchie régnante, qui dépend tellement du contrôle de l’opinion publique, cherche désormais à coopter les voix alternatives pour les réorienter vers les intérêts de la faction trumpienne [sic] de la classe dirigeante. Alors que des agences d’information comme InfoWars d’Alex Jones diffusent régulièrement des nouvelles importantes et des analyses incisives, leur anti-communisme fanatique et l’influence sioniste y siégeant en fait un atout-clé de l’establishment trumpien en gestation.
La part d’Alex Jones dans l’élection de Trump traduit un développement positif dans la mesure où elle démontre le fait que l’appareil médiatique corporatiste traditionnel ne possède désormais plus la moindre crédibilité, et pourtant Jones est fait du même tissu que les ennemis de la classe laborieuse comme Trump. Une grande partie de l’agenda d’InfoWars consiste à déblatérer des mensonges à propos de tout système offrant une alternative au capitalisme. Le fait qu’ils ne proposent même pas de débat ou de discussion sur ce thème témoigne d’un manque de sincérité dans leur activisme en faveur de la « vérité ». Le comportement erratique, agressif et psychotique d’Alex Jones discrédite l’activisme authentique. Dans une nation où des centaines de milliers d’individus travaillent dans la « communauté du renseignement », il importe de conserver une attitude de vigilance scrupuleuse et constante.
Une attention poussée mérite d’être portée à la façon dont InfoWars couvrira le prochain attentat terroriste aux USA ou en Amérique, car cela pourra révéler de nombreuses choses à propos de l’establishment trumpien qui émerge. L’ « État Islamique » est d’ores et déjà actif et l’attention sera portée sur l’ « Islam radical ». Le fait qu’Abdul al-Wahhab, le taré qui a fondé la secte anti-islamique violente qui porte son nom – wahhabisme – au dix-huitième siècle était un Juif faussement converti à l’Islam sera gardé sous silence. Mais c’est le Sionisme qui est l’ennemi des États-Unis, pas l’Islam.
Un fait notable à propos de Trump et des populistes de droite en général, c’est la fonction caricaturale et vulgaire incluse dans l’articulation de leur discours, estimée être « taboue » ou « politiquement incorrecte » par l’establishment. Faire des appels du pied aux instincts les plus bas des masses lobotomisées est une stratégie classique de la classe dirigeante – surtout pendant une époque où la confiance en l’idéologie de la classe dirigeante est quasi-inexistante parmi la population. Vladimir Poutine de Russie a également eu recours à la vulgarité dans un effort destiné à plaire à « l’homme ordinaire ».
Mais la dissonance cognitive trumpienne qui repose sur l’évocation de sujets tabous et la prise de positions controversées comme sur l’agenda du mouvement LGBT et du réchauffement climatique figure des thèmes où l’analyse scientifique marxiste pourrait infiltrer et déconstruire ces débats spécieux, en démontrant comment la prolifération de la pseudo-science et de la perversion sexuelle sont les symptômes d’une économie politique capitaliste en déclin terminal.
C’est pourquoi un contre-mouvement issu de la gauche voulant lutter contre Trump ne peut pas « se rallier à » des vendus trotskistes comme Bernie Sanders, comme le plaident les philosophes Alain Badiou et Slavoj Zizek. Les gauchistes ont besoin de comprendre que le trumpisme est plus roche des valeurs prolétariennes telles qu’elles existent dans le régime capitaliste étasunien ; beaucoup de ces valeurs reflètent des attitudes agraires pré-capitalistes et Trump a gagné précisément parce que les travailleurs pouvaient davantage s’identifier à sa démagogie provinciale et raciste qu’avec les postures pseudo-internationalistes des petits-bourgeois. Ils devraient également relever, comme James Petras l’a souligné, que beaucoup d’électeurs ayant voté pour Trump venaient de la classe moyenne éduquée mais déshéritée.
Les attitudes agraires pré-capitalistes envers la famille et la sexualité sont plus propices aux relations altruistes d’amour et de parenté nécessaires à la formation d’une société socialiste. Le scepticisme à l’égard de la « science » officiellement admise qui se conforme avec un agenda libéral de capitalisme financier d’imposition de gouvernance mondiale par le biais d’une taxation draconienne ou d’une économie de service parasitaire est un aspect ignoré par de nombreux suiveurs de Trump, et par une faction considérable de la classe dirigeante industrielle.
Une faction de l’oligarchie fait la promotion de la pseudo-science pour justifier un agenda de gouvernance mondiale par la taxation, tandis que l’autre faction fait la promotion de l’économie réelle. En ce sens, les climatosceptiques chez les Républicains sont plus « à gauche » que les défenseurs de la taxe carbone à Wall Street. Cela ne signifie pas qu’ils ne s’embrassent pas tous avec effusion quand ils se rencontrent aux sessions du Council on Foreign Relations et de la Commission Trilatérale. Ils servent tous les mêmes intérêts de classe fondamentaux, mais il y a des divergences en termes de politique.
Il n’y aura pas de « révolution » en Amérique si les hommes sont tous des hipsters efféminés, sans armes et fumeurs de joints qui réclament de leur gouvernement la fabrication de nuages au-dessus de leurs têtes par la vaporisation de produits chimiques toxiques afin de « sauver la planète ». L’arrogance et l’orgueil sont les traits les plus dominants de nombreux Sanderistas et Sorosites (sic) de gauche ; il n’y a pas d’autre façon de le dire – ils sont incorrigiblement stupides, alors que les suiveurs de Trump ne sont pas tous stupides et beaucoup d’entre eux pourraient devenir une force progressive si et seulement si ils voient Trump pour ce qu’il est : un escroc et un gangster (peut-être encore pire mais j’espère me tromper !) qui a été sélectionné par une section de l’oligarchie pour gérer plus efficacement un empire en effondrement.
À beaucoup d’égards, Trump pourrait être décrit comme un autre Obama. Obama jouait le bon flic, noir, libéral et cultivé mais responsable de la tuerie de masse vendue sous le label « interventions humanitaires ». Trump est le méchant flic, blanc, conservateur et brutal qui ne veut pas tuer seulement les terroristes mais leurs femmes et leurs enfants avec. Obama proposait d’être plus conciliant avec Cuba et avec l’Iran et l’a été dans une certaine mesure, mais il a laissé partout ailleurs la destruction dans son sillage. Trump prend la pose d’un Russophile qui soutiendra le Président Assad de Syrie, mais il entend renforcer le Sionisme en ouvrant une Ambassade US à Jérusalem. Il y a même des enragés la bave aux lèvres dans son administration de politique étrangère qui voudraient bombarder l’Iran !
Ceci dit, nous devons maintenant réfléchir et tenter de découvrir les perspectives pour la construction d’un front populaire contre l’oligarchie qui prenne en compte les nouvelles luttes géopolitiques et de classes de notre époque. J’ai récemment été interrogé lors d’une émission de PressTV French sur la philosophie du libéralisme. Il m’a été demandé d’expliquer ce qu’est le libéralisme et pourquoi son ère semble s’être achevée. J’ai commencé en évoquant le célèbre essai de Marx « Zur Judenfrage« , « sur la question juive », où le philosophe allemand critique le concept des droits de l’homme comme étant l’expression philosophique des droits de propriété bourgeois – un concept singulièrement juif. Nous avons ensuite écouté un enregistrement du philosophe français de la « droite alternative » Alain de Benoist qui a entrepris, avec beaucoup plus d’éloquence que moi, d’expliquer le même texte. Les communistes et les populistes partagent les mêmes plateformes, que cela nous plaise ou non, et nous sommes en accord sur de nombreux sujets fondamentaux.
Il est temps de mûrir et de confronter la réalité que les forces matérielles de ce monde ont rassemblé des gens issus de traditions philosophiques et politiques opposées, représentant ou pensant représenter des classes antagonistes. Les acquis sociaux du siècle dernier ont été gagnés grâce à la vision stratégique de dirigeants qui ont été capables de plaider la cause de leur classe sur des plateformes où se trouvaient aussi leurs ennemis de classe. S’il y a quoi que ce soit de bon à dire de la victoire de Trump, c’est que le trotskisme, l’anarchisme, la démocratie sociale et leurs trésoriers libéraux démocrates sont en crise et vont perdre l’hégémonie dont ils avaient joui jusqu’ici.
Nous communistes sommes face à un choix clair : ni le populisme ni la démocratie libérale (« ni la paix ni la guerre ») mais un front stratégique ou – au moins – l’engagement d’un dialogue avec le populisme contre la réaction sorosite petit-bourgeoise au service de l’impérialisme libéral et du Sionisme. Si nous défendons le slogan ultra-gauchiste antérieur nous deviendrons sans aucun doute des agents de chaos et de destruction. Si nous défendons le second, nous avons au moins la possibilité de mener un mouvement contre la mondialisation, le terrorisme des droits de l’homme, les guerres perpétuelles et la réification de la vie humaine. Les gens vont devoir comprendre qu’il existe de nombreux fronts dans cette guerre – le climat, le genre, les libertés civiques, la santé, et beaucoup d’autres. La guerre est menée par les capitalistes internationalistes qui sont pleinement conscients de leurs intérêts de classe et sont unis sur ces bases. Nous avons besoin de faire la même chose !
Gearóid Ó Colmáin is an Irish journalist and political analyst based in Paris. His work focuses on globalisation, geopolitics and class struggle.
Traduit par Lawrence Desforges
Source :http://www.gearoidocolmain.org/trump-question-fascism/
En complément :
http://www.marx.be/fr/content/le-trotskisme-au-service-de-la-cia-contre-les-pays-socialistes
Source : librairie-tropiques
Michel Clouscard
extrait de "Lettre ouverte aux communistes"
Éditions Delga 2016
Ce texte a été rédigé à la fin des années 70, à l'aube de la catastrophe mitterandiste.
Il est largement commenté dans la vidéo , ainsi que l'ensemble de l'ouvrage inédit de Michel Clouscard
qui vient d'être publié par les éditions Delga.
LES CHOSES pourraient être pourtant si simples, pour les communistes; c’est le seul parti qui dispose d’un corps doctrinal pour analyser l’évolution des sociétés et leurs crises: le marxisme.
Faut-il encore l’actualiser.
La récente métamorphose de la société française peut donc être définie selon ce schéma: le passage du capitalisme monopoliste d’État de l’ascendance au capitalisme monopoliste d’État de la dégénérescence : la crise.
À l’exploitation par les cadences infernales, qui a permis la croissance, ont succédé l’austérité et le chômage massif. Comment se fait-il que le Parti communiste français n’ait pas su exploiter ces situations, pour accumuler les profits électoraux?
Pour ce faire, il aurait fallu proposer une distinction radicale, celle des nouvelles couches moyennes et celle de la classe moyenne traditionnelle. La plupart des observateurs confondent les deux en cette nébuleuse: classes moyennes. Eux, du moins, ont une excuse: ils ne sont pas marxistes. Mais il faut bien constater que la plupart des communistes identifient aussi ces contraires.
C’est que ces nouvelles couches moyennes sont très embarrassantes pour les doctrinaires marxistes. Elles vont à l'encontre du Vieux schéma qui prévoit la radicalisation des extrêmes: concentration de la grande bourgeoisie et paupérisation (absolue ou relative ?) de la classe ouvrière.
Or, dans les pays dits « post-industrialisés », c’est le contraire.
Le capitalisme monopoliste d’État a procédé a cette géniale « invention » : les nouvelles couches moyennes.
Il faut en proposer l’élémentaire nomenclature. Ce nouveau corps social relève de l’ extraordinaire développement de trois secteurs professionnels très disparates. Celui, très traditionnel, des fonctionnaires, employés du privé, professions libérales, qui a connu un saut quantitatif et du coup une mutation qualitative. Celui des nouveaux services spécifiques du capitalisme monopoliste d’État (concessionnaires, agences de voyages...) Celui des ingénieurs, techniciens, cadres (ITC), qui rend compte du progrès technologique et de sa gestion sous tutelle capitaliste.
Ces nouvelles couches moyennes ont été le support du libéralisme, nouvelle idéologie qui s’oppose radicalement a celle de la classe moyenne traditionnelle, laquelle se caractérise par la propriété des moyens de production. La stratégie libérale consiste a s’appuyer sur ce corps des services et des fonctions. C’est toute une nouvelle culture qui dénonce même l’avoir.
Quel paradoxe: ce sont ces couches moyennes, qui ne sont pas possédantes de leurs moyens de production, qui sont le meilleur support du capitalisme!
Il est vrai qu’elles ont été gâtées. Ce sont elles qui se sont partagé la plus grosse part du gâteau de l’ascendance. Et cela grâce a une savante redistribution du profit capitaliste par la politique des revenus de la société du salariat généralisé.
Ces nouvelles couches moyennes ne sont pas propriétaires de leurs moyens de production, elles ne sont pas - en leur majorité - des forces productives directes mais elles se trouvent au résultat du procès de production, des autres, la gueule ouverte, pour tout engloutir. Elles se paient même le luxe de dénoncer la « Société de consommation ». Cette idéologie est devenue une idéologie dominante, depuis Mai 1968, ce 14-Juillet des nouvelles couches moyennes. Elle a sécrété les nouveaux modèles de la consommation « libérale ».
Cette idéologie de la libéralisation n’est pas le seul support de la contre-révolution libérale. Le management, celui des grands monopoles, prétendra même dépasser... le marxisme. Ne dispose-t-il pas, en son sein, des techniciens supérieurs et des ingénieurs, forces productives directes ? Du coup, nous dira-t-on, la force productive traditionnelle, celle de l’ouvrier non qualifié, deviendrait un simple appoint.
Il est fondamental de comprendre que cette contre-révolution libérale est devenue l’idéologie et la réalité dominantes. Elle a fait éclater les clivages traditionnels de la droite et de la gauche. Maintenant, elle est autant à droite qu’à gauche.
Entre le libéralisme avancé de Giscard [Sarkozy] et la social-démocratie retardée de Mitterrand [Hollande], ou est la différence ?
Le dogmatisme du PCF l’a empêché de comprendre cette métamorphose de la société française, le rôle des nouvelles couches moyennes, la nouvelle stratégie du capitalisme: la contre-révolution libérale, qui n’a pas grand-chose de commun avec la « droite » traditionnelle. Mais la crise peut lui permettre de se rattraper, et même d’inverser la tendance.
Le moment est venu pour les communistes de dire : « C’était formidable, votre combine, dommage que ça se casse la figure. Vous avez Cru que c’était arrivé, alors que vous ne faisiez que vérifier nos analyses: le capitalisme monopoliste d’État de l’ascendance apporte une croissance économique fantastique dans la mesure ou celle-ci propose les conditions d’une crise non moins fantastique. Le capitalisme de l’ascendance n’est que les conditions objectives de la crise. »
C’est le moment de s’adresser a ces nouvelles couches moyennes pour leur montrer qu’elles se sont réparties selon une implacable hiérarchie sociale: grande, moyenne, petite bourgeoisie. Une énorme partie de ces couches a des intérêts de classe analogues à ceux de la classe ouvrière traditionnelle.
Pour sortir ces couches moyennes de leur engourdissement libéral, il faut les prévenir de ce qui les attend: le chômage massif. Autant le capitalisme monopoliste d’État de l’ascendance a créé des emplois artificiels, non productifs, d’encadrement, de plumitifs, autant celui de la crise les liquidera sauvagement pour mettre en place, dans le tertiaire et le quaternaire, l’appareillage de l’informatique et de la robotique.
Il faut montrer aux productifs de ces couches - techniciens, ingénieurs - qu’ils participent au travailleur collectif et qu’ils sont, eux aussi, victimes du management des improductifs. La création d’emplois devrait étre au coeur du débat. Les postes d’encadrement technocratique ne sont-ils pas l’empêchement a priori de la création d’emplois productifs? Tout un cheminement vers l’autogestion est possible, de par la simple recherche des nouveaux critères de gestion.
Autant la montée hégémonique des nouvelles couches moyennes a permis la contre-révolution libérale, autant leur remise en question par la crise devrait permettre la remontée du socialisme et du Parti communiste français. Mais il faudrait alors procéder dialectiquement, se tourner aussi vers la classe moyenne traditionnelle et ne pas rater, non plus, sa « récupération » partielle. Car, que de magnifiques occasions ont été manquées aussi de ce coté-la.
C’est que cette classe sociale participe au travailleur collectif. Et à ce titre, elle a été doublement remise en question, par le capitalisme monopoliste d’État de l’ascendance. Autant celui-ci a fait la promotion des nouvelles couches moyennes, autant il a « enfoncé » une grande partie de la classe moyenne traditionnelle. Comment ne pas s’être rendu compte de ce dispositif contradictoire de la France de la modernité ?
C’est sur le dos du petit et moyen commerçant, paysan, entrepreneur, que se sont édifiés les monopoles puis le capitalisme monopoliste d’Etat. Mais surtout: quelle mise en boite idéologique! Comme ces gens-la se sont fait chambrer par l’idéologie libérale de la libéralisation! Eux, qui défendent les valeurs traditionnelles du mérite, du travail, de l’économie, du réinvestissement, ont vu leur genre de vie totalement remis en question par l’extraordinaire marché du désir nécessaire a l’économie politique du libéralisme, par l’idéologie non moins nécessaire à l’écoulement de la marchandise de cette industrie du loisir, du plaisir, du divertissement, de la mode. On connaît toutes leurs conséquences : délinquance, insécurité, etc.
Alors, pourquoi ne pas avoir proposé à ces éléments du travailleur collectif les arguments théoriques et les modes d’action qui leur auraient permis de dénoncer la suffisance et l’arrivisme de la hiérarchie libérale? Lutter contre le laxisme du libéralisme, c’est programmer toute une reconquête culturelle.
La crise peut donc permettre au Parti communiste de « récupérer » une grosse partie du corps électoral, partie des nouvelles couches moyennes et de la classe moyenne traditionnelle. Il doit lutter contre les deux grands effets pervers du libéralisme, économique et culturel, pour rendre au travailleur sa dignité professionnelle et morale.
C'est d’autant plus urgent que se profile ce qui pourrait devenir un néo-fascisme qui serait la sinistre et hétéroclite collusion des privilégiés du libéralisme, qui ne veulent rien céder de leurs privilèges acquis et de la vieille droite revancharde qui, elle, veut reconquérir les siens.
Par Tülay Umay
Sociologue. Née en Anatolie, elle vit en Belgique. Elle travaille sur les structures sociales et psychiques de la postmodernité. Comme support concret de cette recherche, la question du voile dit « islamique » est objet d’étude privilégié, non comme objet en soi, mais comme symptôme de notre société
La nouvelle loi française pénalisant les clients des prostitués est censée lutter contre la prostitution. En réalité, elle ne fera que déplacer le commerce de rue dans d’autres lieux. Pour le Parti socialiste, il ne s’agit donc pas d’abolir la prostitution, mais d’instaurer une morale publique ; une morale si éloignée de la vie quotidienne qu’elle est contrainte d’imposer un double langage sur ce phénomène. Et si, ce qui gêne dans la prostitution, ce n’est pas le sexe, mais le pouvoir des femmes ?
Réseau Voltaire | Bruxelles (Belgique) | 14 avril 2016
Sans aucun doute, aujourd’hui, de très nombreux prostitués ne sont pas libres de leur choix. Mais ce constat permet-il de chercher à prohiber l’ensemble de cette activité ? Et si ce débat en cachait un autre ?
Ce 6 avril, le long parcours législatif de la proposition de loi « renforçant la lutte contre le système prostitutionnel » [1] est arrivé à son terme. Déposée en octobre 2013, elle aura connu trois débats et trois votes dans chacune des deux assemblées parlementaires. Elle est finalement adoptée par l’Assemblée Nationale, à qui revient le dernier mot en cas de désaccord avec le Sénat. La loi conclut ainsi une volonté politique exprimée dès 2011 par le Parti socialiste français [2]. Le désaccord entre la Chambre et le Sénat portait sur la question de la pénalisation des clients, la majorité des députés étant en faveur de la mesure, la majorité des sénateurs y étant opposée. « L’achat d’acte sexuel » [3] est sanctionné par une amende de 1 500 euros maximum. En cas de récidive, celle-ci pourra s’élever à 3 750 euros.
En supprimant le délit de racolage et pas seulement celui de « racolage passif », installé par Nicolas Sarkozy en 2003, la loi reconnait la pleine légalité de l’activité des prostituées. Or, en même temps, elle fait de l’achat d’actes sexuels, une infraction pénale, c’est-à-dire un acte systématiquement illégal. Ainsi, se prostituer, une activité devenue totalement légale, génère un acte pénalement réprimé, celui d’avoir recours aux services d’une prostituée.
Le déni de l’opposition entre ces deux éléments installe un clivage dans la loi, en faisant coexister deux affirmations contradictoires qui se juxtaposent, sans tenir compte l’une de l’autre. La procédure a été mise en évidence par Orwell dans sa définition de la « double pensée ». Elle consiste à « retenir simultanément deux opinions qui s’annulent, alors qu’on les sait contradictoires et croire à toutes deux » [4]. L’absurdité du non rapport entre deux énoncés qui s’annulent est un coup de force contre le fondement logique du langage. L’opération place le sujet dans le morcellement, dans l’incapacité de réagir face au non sens de ce qui est dit et montré.
La loi produit ainsi, en parallèle, deux propositions incompatibles, deux énoncés qui s’excluent logiquement, mais qui sont maintenus ensemble, au nom de la volonté gouvernementale de considérer qu’une personne prostituée est par essence victime. Celle-ci devient une personne qui ne peut parler et à laquelle le pouvoir « prête » sa voix. Elle devient objet de sa morale.
La procédure de double pensée anhilile la fonction de la loi qui est d’établir des règles claires et applicables, afin de limiter l’arbitraire du pouvoir. Elle donne donc un savoir absolu au gouvernement et installe une loi morale, une loi expression du surmoi, basée non sur la raison, mais bien sur des valeurs, celle de l’amour dû à la victime
Ainsi, le statut de victime naturelle, « d’infans », donné à la prostituée est au service du gouvernement. Il lui permet de parler à sa place, en affirmant savoir mieux qu’elle quels sont ses véritables intérêts. Le statut de victime place ces femmes hors langage. Il ne leur permet pas d’opposer leurs intérêts particuliers à l’universalité de l’image de la femme, dont le pouvoir est le représentant.
Elle permet alors au gouvernement de promouvoir, au nom de la défense des prostituées, une législation rejetée par celles qu’elle est censée protéger. Pourtant, l’opposition à la pénalisation du client est aussi le fait de leurs organisations, dont le collectif Droits et Prostitution, principale organisation française créée par des travailleuses et travailleurs du sexe.
Le texte, inspiré de l’expérience suédoise qui pénalise les clients depuis 1999, crée aussi une peine complémentaire sous la forme d’un « stage de sensibilisation aux conditions de la prostitution ».
Ce dernier point s’inscrit en droite ligne des motivations déjà exprimées, lors du dépôt d’une première proposition de loi fin 2011. Les élus avaient alors insisté sur le caractère éducatif de leur démarche, en complétant l’amende par un séjour obligatoire dans « une école de clients », afin de les éduquer « à la santé et aux relations de genre ». Ainsi, les députés, à l’appel de tous les présidents de groupe, gauche et droite confondues, affirmaient officiellement « la position abolitionniste de la France ». Ils considéraient « que la prostitution est exercée essentiellement par des femmes et que les clients sont en quasi-totalité des hommes, contrevenant ainsi au principe d’égalité entre les sexes ».
Cette position fonde aussi la loi actuelle. Elle fait référence au « modèle suédois » en faisant de la prostitution une question de genre en exprimant qu’« il n’y aura pas d’égalité possible entre les hommes et les femmes tant que l’on pourra louer ou acheter le corps des femmes ». Ainsi, Inger Segestrom, députée et présidente de la Fédération des femmes sociale-démocrates suédoises à l’époque, avait déclaré sur le site MyEurope.info : « Il s’agit pour nous de marquer que la société n’accepte pas qu’un homme puisse acheter une femme pour son plaisir. Cela a très peu à voir avec la sexualité. Il s’agit d’une question de pouvoir et d’égalité ».
Prenant la forme d’une dénégation, la déclaration d’Inger Segestrom est particulièrement intéressante. Elle fait ressortir le problème en le niant. Il s’agit bien d’une volonté des gouvernements de contrôler la sexualité et de produire des modes de jouissances, sous le couvert d’une volonté de promouvoir l’égalité des sexes.
Quel peut être le sens d’une loi visant à s’attaquer à la prostitution de rue et à laisser subsister et même se développer d’autres formes moins visibles, escort girls ou prostitution sur le Net. La prostitution de rue est ciblée car elle rend visible un réel qui s’oppose à l’image de la femme, dont le pouvoir politique est le représentant et le promoteur. La loi s’inscrit ainsi parfaitement dans la post-modernité, dans un processus d’effacement du corps pour assurer le règne de l’icône, de la dématérialisation du réel.
Prétendant éradiquer la prostitution en punissant le client, cette loi se veut abolitionniste. En ne s’attaquant qu’à sa partie la plus visible, la prostitution de rue, elle se révèle dans les faits prohibitionniste. La prohibition, contrairement à l’abolition, ne supprime pas la chose, mais la dénie. Elle déplace la prostitution de la visibilité vers l’invisibilité. Par la même, cette loi supprimera toute limite à l’exploitation de ces femmes. Les prostituées seront rejetées là où la violence pourra, à l’abri du regard, agir sans entrave.
Pour les citoyens, le résultat de cette législation sera de permettre de suspendre le réel. Si on décide de ne pas la voir, la prostitution n’existera plus.
Le texte a pour objet de supprimer « un lieu » et non la prostitution elle-même. Cela aura une double conséquence. Premièrement, la loi ne fonctionnera plus comme organisation de l’extériorité, mais comme modelage de l’intériorité. La loi ne sera pas faite pour être respectée, mais pour être constamment violée dans la crainte et la culpabilité. À la régulation de la jouissance du corps, cette loi oppose une injonction de jouir de l’image de la dignité humaine. Elle est avant tout installation d’un surmoi, producteur de valeurs.
Deuxièmement, n’ayant plus de lieu délimité, la prostitution se généralisera à l’ensemble de l’espace sociétal. Le modèle suédois, sur lequel les députés « abolitionnistes » s’appuient pour soutenir leur proposition de pénalisation des clients, est éclairant. Dans ce pays, la prostitution de rue a bien baissé de moitié, mais sont toujours en activité les lieux voilés du sexe tarifé que sont les salons de massage et autres clubs.
Surtout, une grosse partie du marché de la prostitution se déroule désormais sur internet. Ce dernier support permet une extension de la prostitution à l’ensemble de la société, non plus limitée à une partie du corps lui-même, mais à son image. Par le biais de forums de discussion, les clients potentiels prennent ainsi contact avec des jeunes.
Cette loi aux accents féminismes, qui annule la voix des femmes concrètes, est en fait au service de la forme post-moderne du pouvoir. Elle est donc au service d’une machine jouissante incarnée par la figure de la « Mère symbolique » qui n’est ni homme, ni femme, mais le tout totalitaire qui n’a pas de manque. Cette figure de la marâtre, transmise par les contes de la tradition orale, est particulièrement en concurrence avec celle du féminin, le masculin étant déjà défait par la première modernité. Dans sa relation au client, la prostituée indépendante occupe au contraire une position qui lui permet de n’être pas toute soumise à cet ordre et d’avoir une maîtrise sur son réel. C’est cette subversion féminine qu’il s’agit d’annuler.
[1] « Loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées », le 7 avril 2016. Dossier législatif.
[2] « La prostitution et l’image de la Femme », par Tülay Umay, Réseau Voltaire, 29 juillet 2011.
[3] « Le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe » (futur article 611-1 du Code Pénal).
[4] George Orwell, 1984, première partie, chapitre III, Gallimard Folio 1980, p.55.
Par Jacques Sapir repris sur comité valmy : l’article en direct http://russeurope.hypotheses.org/4714
15 février 2016
Notre pays avait approuvé, de très peu, lors du référendum du 20 septembre 1992 sur le traité sur l’Union européenne, dit aussi Traité de Maastricht, le principe de la monnaie unique. Cette dernière est entrée en service d’abord en 1999 (pour ce qui est des transactions bancaires), puis en janvier 2002, pour ce qui est de l’Euro fiduciaire. Cela fait donc aujourd’hui plus de 17 ans que nous vivons sous le régime de l’Euro, dont 14 années très concrètement. En fait, il faut même remonter au début des années 1990 car la volonté de « qualifier » la France pour la monnaie unique a pesé lourdement sur la politique économique et ce bien avant le 1er janvier 1999.
Il est temps aujourd’hui d’en tirer le bilan. Le discours en faveur de l’Euro prétend se fonder sur des bases scientifiques. Regardons donc ce qu’il en est. Mais, le discours officiel sur l’Euro prétend que ce dernier aurait amélioré la situation globale de la France. Vérifions donc aussi cette affirmation. Et surtout, posons nous la question des conséquences politiques de l’introduction de l’Euro sur la société française.
Des économistes avaient préparé, dans leurs travaux, la venue de la monnaie unique. Ils sont nombreux mais nous ne présenterons ici que les trois principales contributions, celles de Robert Mundell, de R. McKinnon et de Peter Kennen. Ces économistes, tels les trois rois mages des évangiles, sont donc venus porter la « bonne nouvelle », et leurs travaux ont eu une influence considérable sur les autres économistes, non pas tant en les convaincant de la nécessité d’une monnaie unique mais en les persuadant que la flexibilité du taux de change était désormais superflue. Pourtant, des travaux récents montrent le contraire. Il faut, alors revenir sur ces travaux théoriques pour tenter de discerner le vrai du faux.
La théorie des zones monétaires optimales (ou ZMO) fut énoncée par l’économiste Robert Mundell en 1961[1]. Deux ans plus tard, c’est R. McKinnon qui apporta sa pierre à l’édifice théorique des ZMO[2]. Dans son papier, il explique que plus l’ouverture d’une économie sur l’extérieur est importante et plus l’importance du taux de change s’en trouve réduite. En conséquence l’intérêt d’un ajustement par le taux de change est faible. Quant à Peter Kennen[3], il montrait que si l’économie d’un pays était diversifiée, cette diversification réduisait l’ampleur de ce que les économistes appellent des « chocs exogènes », et permettait à ce pays d’être lié à d’autres par un taux de change fixe. De ces travaux, on pouvait donc déduire qu’un pays a intérêt à se lier à d’autres par une monnaie unique sous réserve que le capital et le travail soient parfaitement flexibles (ce que montre Mundell), qu’il soit très ouvert sur le commerce international (McKinnon) et que son économie soit largement diversifiée (Kennen). De plus, les mouvements monétaires extrêmement importants qui s’étaient produits de 1975 à 1990 n’avaient pas induits de changements spectaculaires dans les balances commerciales. Certains économistes en avaient alors déduit que la sensibilité des exportations (et des importations) au prix de ces produits était en réalité faible dans l’économie moderne. S’était alors développée l’idée que le commerce international se jouait essentiellement sur la qualité des produits. Le fait qu’un économiste ait formulé cette hypothèse dans les années 1950[4] était alors perçu comme la vérification théorique d’un fait validé empiriquement.
D’autres économistes sont venus démontrer, du moins le croit-on, que des pays tireraient des avantages économiques importants d’une monnaie unique. Cette dernière était censée donner naissance à une augmentation très forte des flux commerciaux entre les pays de la zone monétaire ainsi constituée et donc faire croître la production. A l’origine on trouve des travaux tant théoriques qu’empiriques d’Andrew K. Rose[5]. Ces travaux, fondés sur un modèle de gravité[6], devaient donner naissance à ce que l’on a appelé « l’effet Rose » ainsi qu’à une littérature extrêmement favorable aux Unions Monétaires. Ces travaux décrivaient les monnaies nationales comme des « obstacles » au commerce international[7]. L’intégration monétaire devait provoquer une meilleure corrélation du cycle des affaires entre les pays[8], et l’intégration monétaire devait conduire à une accumulation des connaissances conduisant à une forte augmentation de la production et des échanges potentiels[9]. L’Union monétaire européenne, ce que l’on appelle l’UEM, allait créer – si ces travaux étaient validés par la réalité – les conditions de réussite de la « Zone Monétaire Optimale »[10], dans un mouvement qui semblait devoir être endogène[11]. D’où les déclarations de divers hommes politiques, aujourd’hui fameuses, affirmant que l’Euro allait conduire, de par sa seule existence, à une forte croissance pour les pays membres. Jacques Delors et Romano Prodi ont ainsi affirmé que l’Euro allait favoriser la croissance européenne de 1% à 1,5% par an et ce pour plusieurs années[12]. On sait aujourd’hui ce qu’il faut en penser
…
Seulement, il y avait un hic. Ces travaux étaient fondés sur des visions fausses des processus économiques. D’autres recherches, basées sur des bases de données plus complètes, aboutissaient alors à une forte réduction de l’ampleur des effets positifs de l’Union Monétaire[13]. Les travaux initiaux de Rose et consorts furent ainsi fortement critiqués, en particulier sur la méthode économétrique utilisée[14], qui ne semblent pas être adaptés à l’analyse d’une zone à plusieurs pays. Une critique plus fondamentale fut que ces modèles ne prenaient pas en compte la persistance du commerce international[15] qui s’explique par différents phénomènes, dont les asymétries d’information. Enfin, ces modèles négligent l’existence de facteurs endogènes au développement du commerce, facteurs qui ne sont pas affectés par l’existence – ou la non-existence – d’une Union Monétaire.
Ces différents éléments ont ainsi conduit à une remise en cause fondamentale des résultats de A.K. Rose. Capitalisant sur près de vingt ans de recherches sur le commerce international et les modèles dit « de gravité »[16], Harry Kelejian (avec G. Tavlas et P. Petroulas) ont repris les diverses estimations des effets d’une union monétaire sur le commerce international des pays membres[17]. Les résultats sont dévastateurs. L’impact de l’Union Economique et Monétaire sur le commerce des pays membres est estimée à une croissance de 4,7% à 6,3% du total, soit très loin des estimations les plus pessimistes des travaux antérieurs qui plaçaient ces effets à un minimum de 20%, et ceci sans même évoquer les travaux initiaux de Rose qui les situaient entre 200% et 300%. En dix ans, on a donc assisté à une réduction tout d’abord de 10 à 1 (de 200% à 20%[18]) réduction qui est survenue rapidement, puis à une nouvelle réduction ramenant la taille de ces effets de 20% à une moyenne de 5% (un facteur de 4 à 1)[19]. Les effets de persistance du commerce international ont été largement sous-estimés, et inversement les effets positifs d’une union monétaire tout aussi largement surestimés, et ce à l’évidence pour des raisons politiques. On ne peut manquer de remarquer que les annonces les plus extravagantes sur les effets positifs de l’Union Économique et Monétaire (avec des chiffres d’accroissement du commerce intra-zone de l’ordre de 200%) ont été faites au moment même de l’introduction de l’Euro. Le mensonge était effectivement très gros… Ces annonces ont clairement servi de justification aux politiques et aux politiciens de l’époque.
Les mêmes arguments servent cependant aujourd’hui à accréditer l’idée qu’une dissolution de l’Euro serait une catastrophe, car on utilise toujours à des fins de propagande, les mêmes chiffres mais cette fois de manière inversée pour « prédire » un effondrement du commerce international des pays concernés et donc une chute du PIB dans le cas d’une sortie de l’Euro. Or, si l’effet sur le commerce international créé par une zone monétaire est faible, il faut en déduire qu’inversement l’effet des prix (ce que l’on appelle la « compétitivité coût ») est nettement plus important que ce qu’en dit le discours dominant[20]. Ceci redonne toute son importance aux dévaluations pour restaurer la compétitivité de certains pays.
L’impact de dépréciation ou d’appréciation du taux de change sur les flux commerciaux et les balances commerciales était connu. La rapidité du « rebond » de la Russie en 1999 et 2000 en particulier, à la suite d’une dévaluation massive, était l’un des principaux arguments allant dans le sens d’un effet positif d’une dépréciation de la monnaie. Les économistes du FMI ont réalisé une étude assez systématique sur une cinquantaine de pays et ont retenu 58 « cas » de dépréciations[21]. Ils ne trouvent aucun signe de la fameuse « déconnexion » tant citée entre les flux du commerce international et les taux de change, bien au contraire. L’étude montre qu’en standardisant les résultats, on obtient en moyenne pour une dépréciation du taux de change de 10% un gain de 1,5% du PIB pour le solde de la balance commerciale. L’internationalisation des « chaînes de valeur » a bien un effet modérateur sur ces gains[22]. Mais, le développement de ces chaînes de valeur est très progressif dans le temps et ne peut venir contrarier les effets positifs d’une forte dépréciation du taux de change[23].
On constate ainsi que l’Euro fut vendu aux populations (et aux électeurs) sur la base de mensonges répétés, mensonges qui ont été enrobés dans un discours se donnant pour scientifique, mais qui ne l’était nullement. A chaque fois que l’on examine en profondeur un argument dit « scientifique » avancé pour défendre l’Euro on constate que soit les bases théoriques sont inexistantes, soit les résultats ont été obtenus par des manipulations des bases de données, soit qu’une comparaison avec la réalité détruit le dit argument, et parfois on assiste à ces trois effets réunis ! Ceci soulève un double problème de méthode. D’une part, on comprend bien qu’il y a eu manipulation, non pas tant des économistes concernés que des politiques qui se sont servis de leurs travaux. Ici, on voit que construit de cette manière, sur ce qu’il faut bien appeler un mensonge, l’Euro ne pouvait avoir de bases démocratiques. D’autre part, ceci implique une nécessaire méfiance envers des travaux économiques, mais qui ne doit pas tourner à la défiance. Qu’une monnaie unique ait des avantages potentiels pour les pays y participant est une évidence. Mais, ces avantages d’une part ne se concrétisent que si certaines conditions sont réunies et d’autre part ne sont pas nécessairement supérieurs aux désavantages, tout aussi évidents, qu’entraîne l’adoption de cette monnaie unique. Ce qui est frappant est que les économistes en faveur de l’Euro ont raisonné comme si les conditions permettant la matérialisation de ces avantages étaient nécessairement réunies et comme si les avantages potentiels de l’euro devaient toujours l’emporter sur les désavantages. C’est là que se situe la responsabilité de ces économistes.
L’Euro a joué un mauvais tour à l’économie française. D’une part, liant la parité de sa monnaie à celle des autres pays européens, il l’a défavorisée (par rapport à l’Allemagne ou au Pays-Bas) alors même qu’il avantageait l’Allemagne qui, sans l’Euro, aurait eu à affronter une forte hausse de son taux de change. C’est ce qui explique largement le fort excédent commercial de ce pays. Mais, de plus, l’Euro s’appréciant par rapport au Dollar étatsuniens à partir de 2002, il a fait subir à l’économie française un fort choc de compétitivité vis-à-vis des pays extérieurs à la zone Euro. En France, les gouvernements successifs ont cependant choisi de maintenir une politique budgétaire fortement expansionniste pour compenser l’impact de l’Euro sur la croissance. Ceci a permis à la France de ne pas trop souffrir de la mise en place de l’Euro mais avec pour conséquence un envol de la dette publique. Et pourtant, en dépit de cela, l’économie française a néanmoins souffert.
La croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) qui était en moyenne supérieures à 2,5% à la fin des années 1990 baisse autour de 2% dans les années qui suivent l’entrée en vigueur de l’Euro puis, même en tenant compte de l’effet de la crise de 2008-2010, tombe vers 1%. Il est clair que l’Euro a placé l’économie française dans un contexte de très faible croissance. Or, la France, qui maintient des gains de productivité importants et qui se trouve dans une situation démographique plus expansive que ses voisins, à besoin d’un taux de croissance d’environ 1,4% pour créer des emplois.
Graphique 1
(La courbe rouge indique une moyenne mobile sur trois ans)
Source : INSEE
Si nous prenons maintenant la production de l’industrie, on constate que les efforts pour amener la France dans les critères de la Monnaie Unique ont coûté une dépression importante. Le niveau de janvier 1990 ne fut retrouvé qu’à l’été 1997. La croissance de la production industrielle de 1997 à l’été 2001 fut modérée, et largement due à des exonérations de prestations sociales accordées par le gouvernement. Ces exonérations passent de 6,3% du montant total en 1998 à 9% en 2002. Elles ne cesseront d’augmenter par la suite, preuve que la France connaît bien un problème de compétitivité, pour atteindre à la veille de la crise financière plus de 10% et près de 24 milliards d’euros. Or, la production industrielle n’évolue plus de 2002 à 2007. De fait, en juillet 2008, à la veille du déclenchement de la crise des « subprimes »[24], l’indice de la production industrielle n’a progressé que de 3 points (de 111,5 à 114,5) par rapport à 2001. Fortement affectée par la crise financière de 2008-2010, elle s’effondre de fin 2008 à l’été 2009 et n’a toujours pas retrouvé son niveau de 1990 à la fin de 2015.
Graphique 2
Source : INSEE
Nous avons là l’une des explications du chômage de masse qui sévit dans notre pays. Non seulement la faible croissance de l’économie et la stagnation de l’industrie entraînent un chômage important qui, si l’on calcule la somme des catégories « A », « B » et « D » de la DARES s’établit à 4,5 millions de personnes (et non pas aux seuls 3,5 millions de la catégorie « A », catégorie largement utilisée dans la presse), mais nous avons aussi l’une des explications des déficits budgétaires récurrents que notre pays connaît.
Graphique 3
Source : DARES
Les exemptions de cotisations, mais aussi les recettes manquantes du fait de la stagnation de la production, et la nécessité de constamment stimuler une économie qui sans cela sombrerait dans la récession, expliquent pourquoi les dépenses sont constamment supérieures aux recettes. Cette situation se justifie quand des événements extérieurs viennent perturber l’économie, ce qui fut le cas de la crise de 2008-2010. Mais, de 1999 à 2007, rien ne le justifiait. Rien, si ce n’est l’effet dépressif qu’exerçait l’Euro sur l’économie française. Les gouvernements successifs de cette période ont cherché à masquer l’impact récessif exercé par la monnaie unique par une stimulation budgétaire permanente. Nous en payons le prix en termes de dette publique aujourd’hui.
Cependant, un autre aspect de l’Euro se révèle si l’on y regarde bien. Le salaire moyen a continué d’augmenter en France. Mais, une moyenne n’a pas grand sens dès que la répartition des salaires est très inégale. Le salaire médian, c’est à dire le salaire qui correspond à ce que gagnent 50% des salariés, est resté stable depuis le début des années 2000. Cela signifie que la majorité des salariés ont vu leurs salaires stagner depuis près de 15 années, alors que les salaires d’une minorité, entre 10% et 15% de la population, ont eux fortement augmenté. Ces salaires correspondent aux professions liées à la financiarisation de la société, que ce soit directement (salaires et revenus des professions de la finance) ou indirectement (salaires des services liés à cette haute finance). On se rend compte, alors, que l’Euro n’a pas seulement exercé un effet récessif sur l’économie française ; il l’a aussi déformé. Cette déformation porte un nom : la financiarisation. Bien entendu, les tendances au développement de la financiarisation sont antérieures à l’Euro. Mais celui-ci a donné un coup d’accélérateur décisif à cette transformation. Il a établi la prééminence des banques (et des banquiers) dans la société française ; il a mis les logiques de la production au service de cette finance et de ces financiers. On comprend alors pourquoi tout ce beau monde des banques et des institutions financières se retrouve pour communier dans l’adoration de ce nouveau veau d’Or. Derrière les figures religieuses il y a des intérêts réels et concrets.
Dans les 17 ans qui nous séparent de l’introduction de l’Euro nous avons vu se développer la logique d’une économie où des sommes toujours plus importantes sont accaparées par un petit nombre d’individus au détriment des conditions d’existence du plus grand nombre. L’Euro pousse l’économie réelle à réduire sans cesse ses coûts. C’est l’Euro qui conduit les agriculteurs au suicide, en les forçant à travailler à pertes. C’est l’Euro qui organise l’abandon des campagnes et des territoires dits « périphériques ».
Mais un autre problème apparaît. Pour soit disant « sauver l’Euro », on met en œuvre des politiques qui ne font qu’aggraver les problèmes. Depuis le printemps 2011, sous l’effet des politiques d’austérité mises en œuvres par François Fillon, la courbe du chômage ne cesse d’augmenter. Ces politiques d’austérité, il faut le souligner, ont été décidées dans le cadre de la zone Euro et avec pour objectif le maintien de la France dans la zone Euro. Ce n’est pas par hasard si François Fillon a décidé de ces politiques, mais bien contraint et forcé par l’existence de la zone Euro. Cette dernière provoque alors un accroissement direct de 700 000 demandeurs d’emplois. Les effets de ces politiques se font sentir environ un an après l’élection de François Hollande. Mais, ce dernier ne revient nullement sur les mesures décidées par François Fillon. Il fait d’ailleurs voter, en septembre 2012, ce que l’on appelle le traité « Merkozy » (ou Merkel-Sarkozy) qui avait été négocié dans l’hiver 2011-2012. Cette continuité de la politique économique, mais cette fois sous un gouvernement se disant « de gauche », a provoqué une nouvelle hausse de 400 000 demandeurs d’emplois. Directement, c’est bien 1,1 millions de personnes qui se sont retrouvées dans les catégories « A », « B » et « D » du fait l’attachement fanatique de nos dirigeants à l’Euro. En réalité, on peut penser qu’une large part de l’accroissement de 2008 à 2010 aurait pu être évité, voire rapidement effacé, si la France n’avait pas fait partie de la zone Euro et si elle avait pu largement déprécier sa monnaie tant par rapport au Dollar que par rapport à ses partenaires commerciaux et en particulier l’Allemagne. La progression régulière du chiffre des demandeurs d’emplois constitue donc une pente néfaste sur laquelle la France est engagée depuis quatre années et demie. Cette progression est le fruit amer du consensus de fait qui existe entre la politique du centre-droit et celle de la « gauche », un consensus dont les effets sont aujourd’hui dramatiques sur les individus[25].
Ont voit ici surgir des problèmes immenses. L’inégalité croissante de la société met en cause indirectement la démocratie et ceci que la concentration d’une pouvoir monétaire et financier immense entre les mains de quelques uns, alors que le plus grand nombre en est exclu, leur donne la possibilité de truquer et de fausser le procès démocratique. Ce dernier repose sur l’hypothèse que la voix d’un banquier et celle d’un prolétaire, qu’il soit ouvrier, petit employé vivant dans les périphéries abandonnées de la société française, agriculteurs, voire fonctionnaire, pèsent du même poids. Mais le banquier peut rameuter des journalistes, des publicistes, des artistes qu’il entretient et qui ne vivent que des prébendes qu’il distribue, pour élaborer et diffuser une histoire qui semble lui donner raison. Et l’on voit, ici, que l’accumulation de la richesse entre les mains de quelques-uns met l’idée de démocratie en crise.
Mais, il faut ici aller plus loin et se poser la question de la compatibilité directe de l’Euro avec un système démocratique. L’Euro a imposé à la France de céder sa souveraineté monétaire à une institution non élue, la Banque Centrale Européenne. En fait, ce processus avait déjà commencé dans la période antérieur (de 1993 à 1999) avec l’établissement d’un statut d’indépendance de la Banque Centrale. Il faut cependant souligner que ce statut ne faisait sens qu’en raison de la mise en place à venir de l’Euro. De ce point de vue, il est clair que l’indépendance des Banques Centrales n’a pu se concrétiser dans un certain nombre de pays qu’en raison de l’engagement de ces pays dans le processus de mise en place de l’Euro. Mais, ce qu’implique ce premier abandon de souveraineté est encore plus important que cet abandon lui-même. Une fois que vous avez laissé à d’autres le choix de la politique monétaire, vous devez admettre que ces « autres » vont déterminer par leurs actions les règles budgétaires que vous devrez suivre.
En effet, une fois privé de sa liberté de faire varier les paramètres de la politique monétaire, le gouvernement perd l’un des principaux instruments de politique économique. Mais, il perd aussi en partie le contrôle de ses ressources fiscales, car les ressources fiscales sont étroitement liées au niveau d’activité économique ainsi qu’au taux d’inflation. En effet, les ressources fiscales sont des grandeurs nominales (et non des grandeurs réelles). Plus élevé est le taux d’inflation et plus grandes seront les ressources fiscales. Notons, enfin, qu’une partie du déficit public constitue bien une « dette » similaire à celle des agents privés qui empruntent pour pouvoir commencer une activité productive. Se pose alors la question de son rachat, en tout ou partie par la Banque Centrale. Mais, dans les règles de l’Union Economique et Monétaire, ceci est interdit. Ne pouvant donc plus ajuster la politique monétaire aux besoins de l’économie, le gouvernement découvre qu’il doit se plier à des règles strictes dans le domaine budgétaire et fiscal. Si un pouvoir extérieur fixe désormais la politique monétaire, il faudra à terme que le même pouvoir fixe les règles budgétaires et fiscales. C’est ce que le TSCG, ou traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance qui fut adopté en septembre 2012, a, de fait, institutionnalisé. Si le processus budgétaire échappe au contrôle du gouvernement il en va de même pour le processus fiscal. Or, le fondement de TOUTE démocratie réside dans le fait que la représentation du peuple, le Parlement, doit avoir – et lui seul – le dernier mot en matière de budget et d’impôt. Nous sommes donc revenus à un état de la situation d’avant 1789. Le lien entre le citoyen et le contribuable a été rompu.
Ceci aggrave la crise de la démocratie dans notre pays, une crise dont l’Euro est par ses conséquences tout comme son existence largement responsable. Elle se manifeste d’abord par une abstention importante lors des différents scrutins. Mais, elle se manifeste aussi par un repli vers différentes communautés et la montée de ce que l’on appelle le « communautarisme ». Les français, se sentant désormais de moins en moins citoyens, et ce d’autant plus que l’on a de cesse de galvauder ce mot dans des emplois qui sont autant de contre-sens, tendent à se replier sur ce qui semble leur offrir un semblant de protection : communautés religieuses, communautés d’origines…Mais, ce faisant ils se précipitent vers la guerre civile. Et c’est peut-être là la critique la plus radicale que l’on peut faire à l’Euro : celle de déchirer de manière décisive le tissu social et de dresser, à terme, les français les uns contre les autres. Ceci doit nous rappeler qu’il n’est dans la logique d’une monnaie d’autre avenir que celui décrit par Hobbes : la guerre de tous contre tous.
Si l’on prend donc en compte tous les aspects tant économiques, sociaux, fiscaux, mais aussi politiques, il est alors clair que l’Euro a eu, depuis maintenant près de 17 ans, un rôle extrêmement négatif. Retirant aux gouvernements le moyen d’agir, il accrédite l’idée de leur impuissance. De cela, nous n’avons visiblement pas fini de payer le prix.
Notes [1] Mundell R., (1961), « A theory of optimum currency areas », in The American Economic Review, vol. 51, n°5, 1961, pp. 657-665.
[2] McKinnon R.I., (1963), « Optimum Currency Area » in The American Economic Review, Vol. 53, No. 4 (Sep., 1963), pp. 717-725
[3] Kenen, P.B. (1969). “The Theory of Optimum Currency Areas : An Eclectic View, ” in Mundell R.A. et A.K. Swoboda (edits) Monetary Problems of the International Economy, Chicago, Ill., Chicago University Press.
[4] Machlup, F, “Elasticity Pessimism in International Trade.” In Economia Internazionale. Vol. 3, (Février 1950), pp. 118-141.
[5] Rose, A.K. (2000), « One money, one market : the effect of common currencies on trade », Economic Policy Vol. 30, pp.7-45 et Rose, Andrew K., (2001), “Currency unions and trade : the effect is large,” Economic Policy Vol. 33, 449-461.
[6] Anderson, J., (1979), “The theoretical foundation for the gravity equation,”
American Economic Review Vol. 69, n°1/1979 106-116. Deardorff, A., (1998), “Determinants of bilateral trade : does gravity work in a neoclassical world ?,” in J. Frankel (ed.), The regionalization of the world economy, University of Chicago Press, Chicago.
[7] Rose, A.K., Wincoop, E. van (2001), « National money as a barrier to international trade : the real case for currency union », American Economic Review, Vol. 91, n°2/2001, pp. 386-390.
[8] Rose, A.K. (2008), « EMU, trade and business cycle synchronization », Paper presented at the ECB conference on The Euro of Ten : Lessons and Challenges, Frankfurt, Germany, 13 et 14 novembre
[9] De Grauwe, P. (2003), Economics of Monetary Union, New York : Oxford University Press. Frankel, J.A., Rose A.K. (2002), « An estimate of the effect of currency unions on trade and output », Quarterly Journal of Economics, Vol. 108, n°441, pp. 1009-25.
[10] On consultera à ce sujet le mémoire de Master 2 écrit par l’un de mes étudiants, Laurentjoye T., (2013), La théorie des zones monétaires optimales à l’épreuve de la crise de la zone euro, Formation « Économie des Institutions », EHESS, Paris, septembre 2013.
[11] Frankel, J.A., Rose A.K. (1998), « The endogeneity of the optimum currency area criteria », Economic Journal, Vol.108, 449, pp.1009-1025. De Grauwe, P., Mongelli, F.P. (2005), « Endogeneities of optimum currency areas. What brings countries sharing a single currency closer together ? », Working Paper Series, 468, European Central Bank, Francfort.
[12] Sapir J. (2012), Faut-il sortir de l’Euro ?, Le Seuil, Paris.
[13] Bun, M., Klaasen, F. (2007), « The euro effect on trade is not as large as commonly thought », Oxford bulletin of economics and statistics, Vol. 69 : 473-496. Berger, H., Nitsch, V. (2008), « Zooming out : the trade effect of the euro in historical perspective », Journal of International money and finance, Vol. 27 (8) : 1244-1260.
[14] Persson T. (2001), « Currency Unions and Trade : How Large is the Treatment Effect ? » in Economic Policy, n°33, pp. 435-448 ; Nitsch V. (2002), « Honey I Shrunk the Currency Union Effect on Trade », World Economy, Vol. 25, n° 4, pp. 457-474.
[15] Greenaway, D., Kneller, R. (2007), « Firm hetrogeneity, exporting and foreign direct investment », Economic Journal, 117, pp.134-161.
[16] Flam, H., Nordström, H. (2006), « Trade volume effects of the euro : aggregate and sector estimates », IIES Seminar Paper No. 746. Baldwin R. (2006) « The euro’s trade effects » ECB Working Papers, WP n°594, Francfort. Baldwin R. et al. (2008), « Study on the Impact of the Euro on Trade and Foreign Direct Investment », Economic Paper, European Commission, n° 321.
[17] Kelejian, H. & al. (2011), « In the neighbourhood : the trade effetcs of the euro in a spatial framework », Bank of Greece Working Papers, 136
[18] Du travail initial de A.K. Rose datant de 2000 mais réalisé en fait entre 1997 et 1999 « One money, one market : the effect of common currencies on trade », Economic Policy 30, op.cit., au travail de R. Glick et A.K. Rose, datant de 2002, « Does a Currency Union Affects Trade ? The Time Series Evidence », op. cit..
[19] Bun, M., Klaasen, F. (2007), « The euro effect on trade is not as large as commonly thought », Oxford bulletin of economics and statistics, op.cit., vont même jusqu’à estimer l’effet « positif » de l’UEM à 3%, ce qui le met largement dans l’intervalle d’erreurs de ce genre d’estimations.
[20] C’est d’ailleurs le sens d’une note rédigée par P. Artus, « C’est la compétitivité-coût qui devient la variable essentielle », Flash-Économie, Natixis, n°596, 30 août 2013.
[21] Leigh, D, W Lian, M Poplawski-Ribeiro et V Tsyrennikov (2015), “Exchange rates and trade flows : disconnected ?”, Chapitre 3 in World Economic Outlook, IMF, Octobre 2015.
[22] Ahmed, S, M Appendino, and M Ruta, “Depreciations without Exports ? Global Value Chains and the Exchange Rate Elasticity of Exports,” World Bank Policy Research Working Paper7390, World Bank, Washington DC, 2015.
[23] Voir Johnson, R C, and G Noguera, “Fragmentation and Trade in Value Added over Four Decades.” NBER Working Paper n°18186, Harvard, NBER, 2012 et Duval, R, K Cheng, K. Hwa Oh, R. Saraf, and D. Seneviratne, “Trade Integration and Business Cycle Synchronization : A Reappraisal with Focus on Asia,” IMF Working Paper n° 14/52, International Monetary Fund, Washington DC, 2014.
[24] Sapir J., « D’une crise l’autre », note publiée sur la carnet RussEurope le samedi 16 janvier 2016,
http://russeurope.hypotheses.org/4640
[25] Voir, sur l’impact du chômage sur le nombre des suicides, : Dr Carlos Nordt, PhD, Ingeborg Warnke, PhD, Prof Erich Seifritz, MD PD, Wolfram Kawohl, MD, « Modelling suicide and unemployment : a longitudinal analysis covering 63 countries, 2000–11 », in The Lancet Psichatry, Volume 2, No. 3, pp. 239–245, Mars 2015.
par Jacques Sapir · 18 janvier 2016
La question du chômage est bien aujourd’hui la question essentielle. C’est elle qui motive l’annonce – bien tardive – d’un « plan d’urgence » par le Président de la République. Que l’on regarde d’un point de vue économique, et le coût du chômage tant direct qu’indirect par les opportunités qui sont perdues est un problème majeur pour l’économie française, d’un point de vue social, et les conditions de vie des chômeurs – 4,5 millions en chiffre réel quand on se base sur les 3 catégories A, B et D de la Dares – mais aussi des travailleurs pauvres dont le salaire est tiré à la baisse par l’importance du chômage sont aujourd’hui un véritable drame national, ou que l’on regarde d’un point de vue politique, et il est ici évident que le chômage déstructure notre vie politique, il est clair que la question du chômage est bien la première dans la Nation. Cette question du chômage est fondamentalement le produit d’une insuffisance de la demande solvable face à la montée des gains de productivité. Mais, elle a pris un tournant important avec l’émergence du problème de la compétitivité relative des productions françaises depuis maintenant plus de 25 ans. Elle se concentre sur le phénomène de désindustrialisation que la France connaît depuis cette époque. Même si l’emploi industriel a toujours été limité en France, il faut savoir que chaque emploi dans l’industrie « nourrit » entre 2,5 et 3 emplois dans les services qui sont associés, directement ou indirectement, à la production industrielle. C’est pourquoi cette dernière est le premier indicateur quand on veut regarder la question du chômage.
Si l’on regarde les chiffres de l’INSEE, on est frappé par le constat que la production industrielle, qu’il s’agisse de la production globale ou de la production manufacturière, est aujourd’hui inférieure à son niveau de 1990.
Graphique 1
Evolution de la production industrielle, indice 100 = janvier 1990
Ce résultat est déjà parlant. Mais, l’observation de la trajectoire historique depuis 1990 révèle d’autres choses tout aussi intéressantes. Tout d’abord, la production industrielle s’effondre jusqu’à l’été 1993 quand se font sentir les premiers effets du « franc fort » voulu par le gouvernement pour qualifier la France pour la mise en place de l’Euro. De fait, la production industrielle ne retrouve son niveau de 1990 qu’en janvier 1997. Ce « mieux », certes très relatif, est dû à la mise en œuvre d’une politique volontariste d’exonération des cotisations sociales, qui équivaut à l’effet d’une dépréciation du taux de change pour les entreprises, mais qui serait à la charge de l’Etat.
Graphique 2
Le processus se poursuit jusqu’en 2002, où l’on atteint 9% des cotisations exonérées. Mais, l’effet positif de ces exonérations sur la production s’épuise. Après avoir continué la progression de 1997 à 2000, la production industrielle se met à nouveau à décroître ou à stagner. De fait, en juillet 2008, à la veille du déclenchement de la crise des « subprimes »[1], l’indice de la production industrielle n’a progressé que de 3 points (de 111,5 à 114,5) par rapport à 2001. En fait, durant cette période, les effets négatifs de l’Euro se font pleinement sentir, provoquant une nouvelle baisse de la production industrielle et obligeant le gouvernement à accroître le pourcentage des cotisations exonérées, et l’on atteindra le chiffre de 10,7% des cotisations exonérées en 2008. D’autres mécanismes ont été mis en œuvre pour soutenir la production industrielle et l’importance du déficit budgétaire à cette époque en témoigne.
Ces différents mécanismes ont eu des effets positifs. La production a augmentée et le chômage a baissé. Mais ces résultats ont été payés au prix fort par un alourdissement et du déficit et de la fiscalité, dans la mesure ou toute exonération des cotisations doit être compensée ; ce que les entreprises ne payent pas, il faut bien le faire payer aux ménages. Mais, le plus dramatique est bien la faiblesse de ces effets. Ils ne font que compenser les effets négatifs massifs de la mise en place de l’Euro qui joue le rôle d’un mécanisme d’alignement fixe des parités de change entre la France et certains de ses concurrents[2]. Par ailleurs, l’appréciation de l’Euro par rapport au Dollar (et aux monnaies associées au Dollar), appréciation qui se fait sentir depuis l’été 2002, constitue une autre cause de freinage de la production industrielle. Le commerce extérieur de la France hors de la zone Euro étant important (de l’ordre de 45% du total) ce fut un élément aggravant de la situation.
La crise de 2008-2010 entraîne un effondrement de la production industrielle, et une hausse corrélative du chômage. Les politiques d’austérité qui se développent en Europe (Grèce, Espagne, Portugal et Italie) ont pour effet à la fois de diminuer la demande globale et d’accroître de manière considérable la concurrence, en particulier avec l’Italie et l’Espagne[3]. De fait, les politiques de « dévaluation interne », autrement dit les baisses dans les niveaux nominaux des salaires et des prestations obligent les autres pays soit à déprécier leur monnaie (ce qu’ils ne peuvent faire du fait de l’Euro) soit à procéder à une dévaluation interne à leur tour (ce que proposent tant François Fillon, Alain Juppé qu’Emmanuel Macron), soit à voir la production industrielle soumise à une très forte concurrence et perdre à nouveau de l’importance. Et c’est très exactement ce que l’on voit de 2010 à 2015 sur le graphique 1. La production industrielle, après avoir connu un léger rebond fin 2009 – début 2010, stagne et décroit à nouveau.
De nombreux économistes prétendent que les effets du taux de change (et de l’Euro) sont minimes en comparaison avec les effets dits « de qualité » de la production industrielle. Notons que cette explication est battue en brèche par le dernier rapport du Fond Monétaire International qui, au contraire, montre bien l’importance du taux de change dans les échanges[4], et insiste sur la question des prix relatifs (la comparaison des prix dans chaque pays) pour la santé économique d’une nation[5].
Les économistes du FMI ont réalisé une étude assez systématique sur une cinquantaine de pays et ont retenu 58 « cas » de dépréciations. Ils ne trouvent aucun signe de « déconnexion » entre les flux du commerce international et les taux de change, bien au contraire. L’étude montre qu’en standardisant les résultats, on obtient en moyenne pour une dépréciation du taux de change de 10% un gain de 1,5% du PIB pour le solde de la balance commerciale. Deux facteurs exercent une forte influence sur les résultats et conditionnent des gains supérieurs à la moyenne, d’une part l’existence (ou non) d’une demande intérieure déprimée et d’autre part l’existence d’un système financier en bon état[6]. Bien sûr, l’internationalisation des « chaînes de valeur » a un effet modérateur sur ces gains[7]. Mais, le développement de ces chaînes de valeur est très progressif dans le temps et ne peut venir contrarier les effets positifs d’une forte dépréciation du taux de change[8].
On peut, dans le cas de la France, constater que les branches dites « à haute valeur ajoutée » ont connu des évolutions similaires à celle de l’industrie dans son ensemble.
Graphique 3
Source idem graphique 1
On constate la très grande similitude de la trajectoire de la branche « machines et équipements » et de celles « moyens de transport » (qui inclut l’aéronautique). Seule, la sous-branche « industrie automobile » montre une certaine différence. Mais, d’une part, la production stagne depuis le début des années 2000 et d’autre part la délocalisation d’une partie des sous-ensembles de cette branche (en Slovaquie, République Tchèque, Roumanie) a permis aux producteurs de maintenir des volumes de production mais au prix de la perte d’emplois en France.
Si l’on sort du domaine de l’industrie mécanique (au sens large) les résultats des autres branches sont assez convergents avec ceux que l’on a déjà constatés.
Graphique 4
Evolution de la production dans la chimie et dans la métallurgie
Source : Idem graphique 1
On constate la très similitude de la trajectoire de l’industrie pharmaceutique avec la moyenne de l’industrie. Pourtant, à priori, on pourrait penser que l’industrie pharmaceutique serait l’un des points forts de l’industrie française à la fois compte tenu du savoir faire dans la recherche mais aussi d’une demande spécifique qui tend normalement à augmenter dans une population qui prend de l’âge. En fait, la seule branche qui connaît une croissance notable, et qui semble échapper aux problèmes de l’industrie est la métallurgie et produits métalliques, autrement dit une branche où les gains de productivités ont été très important mais qui est très loin d’apparaître comme une branche « nouvelle » par la nature des procès technologiques mis en œuvre.
Si l’argument d’un défaut de spécialisation de l’industrie française peut et doit être entendu, il est faux d’y voir la cause principale de la désindustrialisation de la France. Cette cause est et reste l’Euro, qu’il s’agisse de ses effets directs ou de celui des politiques dites « de Franc fort » qui ont été mises en œuvre pour « préparer » la France à l’Euro. La tragédie de l’industrie, et donc du chômage, en France s’inscrit dans le long terme, dans la décision consciemment prise par les gouvernements qui se sont succédés depuis la fin des années 1980, d’inscrire le pays dans une Union monétaire qui ne pouvait (et qui ne peut toujours pas) fonctionner. Ce ne sont pas des mesures ponctuelles qui seront annoncées par le Président de la République, M. François Hollande, qui pourront y changer grand chose.
Notes
[1] Sapir J., « D’une crise l’autre », note publiée sur la carnet RussEurope le samedi 16 janvier 2016, http://russeurope.hypotheses.org/4640
[2] Artus P., « Comment maintenir des changes fixes (ou une Union Monétaire) entre des pays ? », Flash-Économie, Natixis, Paris, n°209, 20 mars 2012
[3] Le caractère suicidaire des politiques d’austérité menées dans la zone Euro a été montré dans : O. Blanchard et D. Leigh, « Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers », IMF Working Paper, WP/13/1, FMI, Washington D.C., 2013
[4] Daniel Leigh, Weicheng Lian, Marcos Poplawski-Ribeiro, Viktor Tsyrennikov, « Exchange rates still matter for trade », document posté sur le site du CEPR le 30octobre 2015, http://www.voxeu.org/article/exchange-rates-still-matter-trade#.Vjhy77aVWtw.twitter
[5] Leigh, D, W Lian, M Poplawski-Ribeiro et V Tsyrennikov (2015), “Exchange rates and trade flows: disconnected?”, Chapitre 3 in World Economic Outlook, IMF, Octobre 2015, Washington DC.
[6] « among economies experiencing currency depreciation, the rise in exports is greatest for those with slack in the domestic economy and with financial systems operating normally » in Daniel Leigh, Weicheng Lian, Marcos Poplawski-Ribeiro, Viktor Tsyrennikov, « Exchange rates still matter for trade », op.cit..
[7] Ahmed, S, M Appendino, and M Ruta, “Depreciations without Exports? Global Value Chains and the Exchange Rate Elasticity of Exports,” World Bank Policy Research Working Paper7390, World Bank, Washington DC, 2015.
[8] Voir Johnson, R C, and G Noguera, “Fragmentation and Trade in Value Added over Four Decades.” NBER Working Paper n°18186, Harvard, NBER, 2012 et Duval, R, K Cheng, K Hwa Oh, R Saraf, and D Seneviratne, “Trade Integration and Business Cycle Synchronization: A Reappraisal with Focus on Asia,” IMF Working Paper n° 14/52, International Monetary Fund, Washington DC, 2014.
Interview du professeur Alfred de Zayas,
spécialiste de droit international, Genève source Comité Valmy
Le 26 juin dernier, par un vote, le Sénat a investi le président américain Barack Obama d’un mandat lui permettant de conclure des accords commerciaux internationaux sans consultation ni débat préalables des parlements. Par cet acte, le Sénat et le Congrès se sont privés eux-mêmes, de leurs pouvoirs. Dans le contexte des accords internationaux, il s’agit surtout de ces soi-disant accords de libre échange TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) et TPP (Trans-Pacific Partnership) ayant des conséquences graves pour la souveraineté des Etats adhérents à ces accords. Dans l’interview qui suit, Alfred de Zayas, spécialiste renommé de droit international, en présente toute la complexité du point de vue du droit international. |
Horizons et débats : Les accords de libre-échange tels que le TTP, le TTIP ou le TiSA (Trade in Services Agreement), quel impact ont-ils sur la coexistence des peuples, notamment sous les aspects du droit international ?
Alfred de Zayas : Il y a une « certaine mythologie du marché ». Le prix Nobel d’économie, Joseph Stieglitz, l’appelle « fondamentalisme du marché », un culte autour du marché. C’est presque une affaire de religion où les hommes jurent que le libre échange engendre le bien et le progrès et le développement de l’humanité entière. Jusqu’à présent, personne n’a livré des preuves empiriques et définitives de cela, car il y a bien sûr des exemples de progrès, mais aussi de revers, de crises financières et de chômage. A part cela, on ne peut pas mesurer « le progrès » uniquement par l’argent, mais aussi par le bonheur, la paix et la justice sociale. L’idée de ces accords de commerce et d’investissement est née à l’époque de l’après-guerre froide. La plupart de ces accords bilatéraux d’investissement (BIT), environ 3200, ont été accueillis avec beaucoup d’enthousiasme car les Etats les trouvaient prometteurs. Pourtant, ils n’ont pas remarqué que, dans ces accords, plusieurs chevaux de Troie fussent cachés.
Comment peut-on comprendre cela ?
Entre temps, on s’est rendu compte que la plupart de ces accords contiennent des conventions d’arbitrage très particulières, créant un nouvel ordre mondial qui ne sera ni démocratique ni transparant et sans recours. Certaines mesures, telles que la réduction des droits de douane sont utiles et pertinentes, mais les droits de douane sont déjà à un niveau très bas.
Il s’agit donc de quelque chose de beaucoup plus important que de « quelques accords de libre-échange » ?
Il s’agit de la géopolitique et du pouvoir. C’est un coup des entreprises transnationales, qui ont souvent plus d’argent et plus de pouvoir que quelques Etats. Quant aux TPP, TTIP ou TiSA, il ne s’agit pas seulement de refuser ces accords. Il faut réformer entièrement le système qui a été établi ces derniers trente ans, et ceci de fond en comble. Les accords, c’est une chose, l’autre, c’est la perte de l’Etat de droit démocratique qui va de pair.
Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?
Etat de droit veut dire transparence et responsabilité qui présupposent un débat ouvert. Là, on a négocié des accords à huis clos en excluant les syndicats, les spécialistes en matière de droit de l’homme, d’écologie, et de santé : ils n’étaient pas admis aux négociations de l’accord. Et pour éviter tout débat au parlement, le TPP devait passer le parlement par « fasttracking » [procédure accélérée] comme un fait accompli. Il n’y a pas de procédé plus antidémocratique. Cette semaine justement, le Sénat des Etats-Unis a adopté le « fasttracking ». La loi n’a que passé le Congrès et entrera en vigueur au moment où le Président Obama l’aura signée. Ce n’est qu’un acte formel, car il voudrait conclure ces accords de libre-échange le plus vite possible. La loi porte nom de « Trade Promotion Authority ».
Quelles sont les conséquences de cette loi ?
Au Parlement, elle interdit toute discussion et tout vote sur la détermination du contenu de ces accords. Les motions individuelles sont interdites, il n’y aura qu’un vote « pour » ou « contre ». Ainsi, toute la procédure démocratique sera éliminée. Lorsqu’un parlement « s’émascule » lui-même, c’est un acte totalitaire et une violation de l’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Le processus démocratique est mis hors jeu pour donner la priorité à l’économie ?
Pas à l’économie, mais aux entreprises transnationales, à l’industrie pharmaceutique, aux géants du pétrole ou de l’énergie nucléaire. Au fond, ce ne sont pas des accords de libre-échange mais des accords politiques dans l’intention de supprimer la souveraineté des Etats en la remplaçant par les dictats des corporations.
Comment faut-il comprendre cela ?
Les grands groupes internationaux ont entamé une certaine révolution contre la conception de l’Etat de la Paix de Westphalie. L’idée comprend le détournement de l’Etat de droit, laissant de côté la juridiction nationale pour laquelle le monde travaille depuis 200 ans, pour établir la sécurité juridique et pour développer des institutions capables de combattre les violations du droit. L’établissement prévu des tribunaux d’arbitrage dans ces accords, empêchera tout cela et contournera finalement notre système démocratique.
Comment faut-il imaginer ces tribunaux d’arbitrage ?
En premier, ils sont secrets. Dans ce système, il n’y a ni transparence ni la possibilité de demander des comptes aux « juges ». Les multinationales ont établi une juridiction à part, sans aucune légitimation démocratique et qui exclut le principe de l’Etat westphalien.
C’est à dire qu’avec ces accords, on abolit l’Etat national souverain avec son ordre juridique.
Oui, il y a deux ontologies qu’il faut prendre en considération. L’ontologie de l’Etat définit la raison d’existence de l’Etat. L’Etat, c’est une société organisée, se légitimant elle-même par le fait que c’est l’Etat qui, pour protéger les intérêts du peuple, défend la législation. La deuxième ontologie est celle du marché, du business, des affaires. Quand je fais des investissements, quand je suis homme d’affaires, quand je travaille pour une société transatlantique, j’attends des profits. Pour cela, je suis prêt à courir des risques. L’ontologie du capitalisme est de courir des risques. Par ce « investor state dispute settlement » mécanisme [règlement des différends entre les investisseurs et l’Etat], ces nouveaux tribunaux d’arbitrage, qui, au fond, ne sont pas de vrais tribunaux, mais des tribunaux d’arbitrage privés, les investisseurs veulent supprimer leur risque, ils veulent une garantie de profit. Donc on veut créer un système anti-ontologique et complètement corrompu.
Comment ces tribunaux fonctionnent-ils ?
Les juges sont en général avocats des grandes multinationales. Comme je connais le métier, je sais très bien de quoi je parle. Ces avocats de Wall-Street et ailleurs, encaissant 1000 dollars l’heure, conseillent les multinationales et les Etats. C’est une excellente affaire. Aujourd’hui, ils sont arbitres, demain conseillers et après-demain PDG d’une multinationale. Il faut l’imaginer, c’est un système corrompu de fond en comble. Mais ils l’ont établi comme cheval de Troie. Dans les années 90, on n’arrivait pas à imaginer qu’une telle chose soit possible.
Par où faut-il commencer ?
Le système d’arbitrage secret va entièrement à l’encontre des bonnes mœurs. Le terme de « contra bonos mores » est le terme du droit international désignant des traités ou des contrats qui vont à l’encontre du bonum commune, donc à l’encontre du bien commun, de l’intérêt de la société. De tels traités allant « contra bonos mores » sont nuls, selon l’article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités.
Qu’est-ce que cela implique pour les multiples traités ?
Dans mon rapport pour le Conseil des droits de l’homme, je propose d’examiner à la loupe tous les traités, y inclus les bilatéraux. Là, où ils vont à l’encontre du bien commun, il faut les modifier selon l’article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. C’est un procédé, qui fait partie du droit international qu’on appelle « severability », dérogation des éléments concernés. Il ne faut donc pas supprimer le traité entier. Il suffit de supprimer les articles ou les passages allant à l’encontre du bien commun sans les remplacer. C’est ancré dans le droit international.
On pourrait donc procéder contre tout traité allant à l’encontre du bien commun ? Pourquoi personne ne l’a-t-il fait jusqu’ici ?
Parce que les victimes ne s’organisent pas alors que les multinationales sont très bien organisées.
Les victimes, ce sont l’Etat concerné et sa population ?
Oui, bien sûr. Quand un Etat, tels l’Equateur, la Bolivie ou le Venezuela, doit payer trois milliards ou 5 milliards de compensation à une multinationale, cela veut dire que ces 5 milliards manquent à d’autres domaines afin que l’Etat puisse remplir ses obligations sociales. Cela veut dire que, dans tous les domaines, par exemple, celui des infrastructures, du droit de travail, de la santé et bien sûr aussi dans celui de l’enseignement et de la formation les moyens nécessaires vont manquer. C’est une situation anormale qu’on n’avait pas du tout en vue au moment de la signature de ces traités. On ne doit pas dire que les Etats ont accepté ou ratifié ces traités en connaissance de cause, car ils ne savaient pas qu’il y ait une juridiction contra bonum mores.
Comment comprendre cela ?
Les arbitres ont effectué et réalisé une interprétation des accords de libre commerce qui va à l’encontre de l’ordre public national et international. Cette interprétation viole les articles 31 et 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Aucun homme de bon sens ne pourrait accepter telle chose. Ils ont interprété les termes de confiscation ou d’expropriation de la façon suivante : si le profit que j’attendais est diminué par le fait que l’Etat augmente le salaire minimum ou renforce les mesures de protection écologique, ce qui oblige la multinationale à éviter la pollution de l’eau, les coûts de la multinationale s’élèveront et le profit diminuera. Donc une mesure étatique tout à fait normale et prévisible, ne confisquant aucunement une entreprise étrangère est donc interprétée comme confiscation car « le profit » est diminué.
Les Etats n’auraient-ils pas pu prévoir cela ?
Jusqu’au moment de la ratification du traité, il n’y avait pas une jurisprudence arbitrale dans ce sens. Personne ne savait qu’on allait interpréter comme expropriation l’augmentation du salaire minimum ou le renforcement de la législation de la protection de l’environnement par l’Etat. Quand un Etat, comme le montre l’exemple de l’Allemagne, veut sortir de l’énergie nucléaire, ce sont des décisions devant être prises démocratiquement au sein d’un Etat. Mais cela diminue le profit des entreprises. Cette diminution du profit est déclarée comme expropriation et comme telle une violation de l’obligation de cet Etat envers la multinationale. C’est l’Etat qui doit payer donc la réduction du profit attendue à la multinationale.
Connaissez-vous des exemples concrets ?
En ce moment, c’est Vattenfall, ce grand groupe énergétique suédois, qui tente de se faire indemniser par l’Allemagne de 4 milliards à cause de sa sortie de l’énergie nucléaire. Veolia, une entreprise française de service public, spécialisée en alimentation en eau des communes, est en train de procéder contre l’Egypte pour avoir augmenté le salaire minimum.
C’est absurde. Qu’est-ce qu’on peut faire ?
J’ai deux préoccupations principales. Il faut reconnaître que c’est la Charte de l’ONU qui sert de référence acceptée internationale. La Charte de l’ONU garantie la souveraineté de l’Etat. Au fait, l’ONU a été construite sur le principe de la souveraineté des Etats. La possibilité de l’Etat de décider du taux et de l’emploi des impôts est un devoir ontologique et essentiel de l’Etat. Tout cela est stipulé dans les articles 1 et 2 de la Charte de l’ONU. Les articles 55 et 56 stipulent les droits de l’homme. Lorsqu’un traité viole ces articles ou lorsqu’il est incompatible avec ceux-ci, c’est la Charte qui est prioritaire. En anglais, on dit « it trumps » [cela emporte sur] tous les autres traités. Dans l’article 103 de la Charte de l’ONU est écrit qu’en cas de conflit entre la Charte de l’ONU et un autre traité, c’est la Charte de l’ONU qui doit être appliquée et non pas le traité. Cela doit être consigné par voie de justice nationale et internationale, voir par la Cour internationale de justice, par la Cour européenne des droits de l’homme, par la Cour interaméricaine des droits de l’homme etc.
Qu’est-ce que cela veut dire concrètement pour ces traités illicites allant à l’encontre des bonnes mœurs et de la bonne foi, du principe démocratique et avec cela du bien commun ainsi que des droits de l’homme ?
C’est au sein de la Cour internationale de justice qu’il faut trouver la solution. Les Etats membres de l’Assemblée générale doivent exiger, auprès de la Cour internationale de justice de La Haye, une expertise reconnaissant cela et disant aux Etats qu’ils n’ont pas le droit de ratifier des traités allant à l’encontre de la Charte de l’ONU. Tous ces accords commerciaux bilatéraux, tels le TTP, TTIP, TISA etc. ainsi que les 3200 accords bilatéraux déjà existants doivent être modifiées, c’est-à-dire supprimés ou bien ces parties allant à l’encontre de la Charte doivent être supprimées (principe de la « severability »). Mais tout cela, il faut l’initier. La Cour internationale de justice n’est active que motu proprio, elle n’intente pas de procès de sa propre initiative. Quelqu’un d’autre doit prendre l’initiative et intenter un procès auprès de la Cour internationale de justice.
Qui est-ce qui pourrait le faire ?
L’assemblée générale de l’ONU selon l’article 96 de la Charte, mais pas seulement elle. Il y a d’autres organisations ayant exactement le même droit telle l’Organisation internationale du travail (OIT), l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et d’autres. Tous ceux qui sont déjà capables d’en reconnaître les conséquences néfastes. Les conséquences de ces accords violent le droit du travail, le droit à la santé, le droit à la protection de l’environnement, le droit à la vie, car très souvent, ces grands projets qui ont pour conséquence que les gens perdent tout, sont poussés au suicide ou meurent de faim, sont effectués par des sociétés internationales. Dans mon rapport au Conseil des droits de l’homme, j’ai présenté tout cela et exigé qu’un débat soit lancé sur ce sujet.
Monsieur le professeur, nous vous remercions de cet entretien.
(Interview réalisée par Thomas Kaiser)
La conversation correspond à l’opinion personnelle du professeur de Zayas et n’a pas été officiellement tenue en sa qualité de Rapporteur spécial. Cf. www.alfreddezayas.com et http://dezayasalfred.wordpress.com
Charte des Nations Unies Convention de Vienne sur le droit des traités |
jeudi 23 avril 2015, par Comité Valmy
La tour de Babel : La banque des réglements internationaux
Ce qui suit est un extrait de « LA TOUR DE BALE : L’obscure histoire de la Banque secrète qui dirige le monde » par Adam LeBor. Reproduit avec la permission de PublicAffairs.
» Le club le plus exclusif au monde a dix-huit membres. Ils se réunissent tous les deux mois, le dimanche soir, à 19 heures, dans la salle de conférence E d’une tour circulaire dont les fenêtres teintées donnent sur la gare centrale de Bâle. Leur discussion dure une heure, peut-être une heure et demi. Certains de ceux qui sont présents ont emmené un collègue avec eux, mais les aides parlent rarement au cours de ce conclave des plus confidentiels. La réunion se termine, les aides partent, et ceux qui restent se retirent pour le dîner dans la salle à manger du dix-huitième étage, à juste titre assurés que la nourriture et le vin seront superbes. Le repas, qui se poursuit jusqu’à 23 heures ou minuit, constitue le moment où le travail est réellement effectué. Le protocole et l’hospitalité, rodés depuis plus de huit décennies, sont irréprochables. Tout ce qui se dit à la table de la salle à manger, bien entendu, ne sera pas répété ailleurs. Peu, sinon aucune, de ces personnes jouissant de leur haute cuisine et de leurs grands crus – parmi les meilleurs que la Suisse peut offrir- ne seraient reconnues par les passants, mais ils comprennent un bonne partie des personnes les plus puissantes du monde.
» Ces hommes – ils sont presque tous des hommes – sont banquiers centraux. Ils sont venus à Bâle pour assister au Comité Consultatif Économique (CCE) de la Banque des règlements internationaux (BRI), qui est la banque des banques centrales . Ses membres actuels (en 2013) incluent Ben Bernanke, le président de la Réserve fédérale américaine ; Sir Mervyn King, le gouverneur de la Banque d’Angleterre ; Mario Draghi, de la Banque centrale européenne ; Zhou Xiaochuan de la Banque de Chine ; et les gouverneurs des banques centrales de l’Allemagne, la France (Christian Noyer, aujourd’hui Président du Conseil d’Administration de la BRI – Note du traducteur), l’Italie, la Suède, le Canada, l’Inde et le Brésil. Jaime Caruana, un ancien gouverneur de la Banque d’Espagne, le Directeur Général de la BRI, se joint à eux. – http://www.bis.org/about/orggov.htm Au début de 2013, lorsque ce livre était sous presse, M. King, qui devait démissionner en tant que gouverneur de la Banque d’Angleterre en Juin 2013, préside le CCE.
» Le CCE, plus connu comme la réunion des gouverneurs du G-10, est la plus influente des nombreuses réunions de la BRI, ouverte seulement à un petit groupe sélect, des banquiers centraux des pays économiquement avancés . Le CCE fait des recommandations sur la composition et l’organisation des trois comités de la BRI qui traitent avec le système financier mondial, les systèmes de paiement, et les marchés internationaux. Le comité prépare également des propositions pour la Réunion Économie Mondiale et guide son ordre du jour. Cette réunion commence à 09h30, le lundi matin, dans la salle B et dure trois heures. Ici M. King préside les gouverneurs des banques centrales des trente pays jugés les plus importants pour l’économie mondiale. En plus de ceux qui étaient présents au dîner du dimanche soir, la réunion de lundi sera composé de représentants provenant, par exemple, d’Indonésie, de Pologne, d’Afrique du Sud, d’Espagne et de Turquie. Les gouverneurs de quinze petits pays, comme la Hongrie, Israël et la Nouvelle-Zélande sont autorisés à s’asseoir en tant qu’observateurs, mais ne prennent habituellement pas la parole.
Les gouverneurs du dernier tiers des banques membres, comme la Macédoine et la Slovaquie, ne sont pas autorisés à y assister. Au contraire, ils doivent chercher des bribes d’informations à la pause-café et au repas.
» Les soixante gouverneurs de toutes les banques membres de la BRI bénéficient ensuite d’un déjeuner-buffet dans la salle à manger du dix-huitième étage. Conçue par Herzog & de Meuron, le cabinet d’architecture suisse qui a construit le stade « Nid d’oiseau » pour les Jeux olympiques de Pékin, la salle à manger a des murs blancs, un plafond noir et des vues spectaculaires sur trois pays : la Suisse, la France et l’Allemagne . À 14 heures les banquiers centraux et leurs collaborateurs reviennent à la salle B pour la réunion des gouverneurs pour discuter des questions d’intérêt, jusqu’à la fin de la réunion, à 17 heures. M. King adopte une approche très différente de celle de son prédécesseur, Jean-Claude Trichet, l’ancien président de la Banque centrale européenne, à la présidence de l’Assemblée Économie Mondiale. Trichet, selon un ancien banquier central, était remarquablement gaulois dans son style : à cheval sur le protocole qui veut que les banquiers centraux parlent par ordre d’importance, en commençant par les gouverneurs de la Réserve Fédérale, la Banque d’Angleterre et la Bundesbank (banque centrale allemande – NdT), jusqu’en bas de la hiérarchie. King, en revanche, adopte une approche plus thématique et égalitaire : en ouvrant les réunions de discussion et invitant les contributions de toutes les personnes présentes. Les conclaves des gouverneurs ont joué un rôle crucial dans la détermination de la réponse du monde à la crise financière mondiale. « La BRI a été un point de rencontre très important pour les banquiers centraux pendant la crise, et la justification de son existence a grandi », a déclaré M. King. « Nous avons dû faire face à des défis que nous n’avions jamais rencontré auparavant.
» Nous avons dû comprendre ce qui se passait, travailler à propos des instruments que nous devrions utiliser lorsque les taux d’intérêt seraient proches de zéro, comment nous communiquerions la politique. Nous en discutons avec le personnel de nos banques centrales, mais il est très important pour les gouverneurs eux-mêmes de se réunir et de parler entre eux. » Ces discussions, disent les banquiers centraux, doivent être confidentielles . « Lorsque vous êtes au sommet, au poste numéro un , vous pouvez parfois vous sentir seul. King poursuit : » Il est utile de pouvoir rencontrer ses pairs et demander : « Ceci est mon problème, comment le géreriez-vous ? » . « Être capable de parler de façon informelle et ouvertement de nos expériences a été d’une valeur inestimable. Nous ne parlons pas dans un forum public. Nous pouvons dire ce que nous pensons et croyons vraiment, et nous pouvons poser des questions et bénéficier les uns des autres « . Les équipes de la BRI travaillent dur pour s’assurer que l’ambiance soit conviviale et chaleureuse tout au long du week-end, et il semble qu’ils y parviennent. La banque organise une flotte de limousines pour ramasser les gouverneurs à l’aéroport de Zürich et les amener à Bâle . Différents petits-déjeuners, déjeuners, et dîners sont organisés pour les gouverneurs des banques nationales qui supervisent différents types et tailles d’économies nationales, afin que personne ne se sente exclu. « Les banquiers centraux sont plus à l’aise et détendus avec leurs pairs qu’avec leurs propres gouvernements », a rappelé Paul Volcker, l’ancien président de la Réserve fédérale américaine, qui a assisté à ce week-end à Bâle. La superbe qualité de la nourriture et du vin participe à l’esprit de camaraderie, a déclaré Peter Akos Bod, un ancien gouverneur de la Banque nationale de Hongrie. « Les principaux sujets de discussion étaient la qualité du vin et la stupidité des ministres des Finances. Si vous n’aviez pas connaissance du vin vous ne pouviez pas participer à la conversation « . Et la conversation est généralement stimulante et agréable, disent les banquiers centraux. Le contraste entre les réunions du Federal Open Markets Committee (FOMC) à la Réserve fédérale américaine et les dîners du dimanche soir des gouverneurs du G-10 gouverneurs est marquant, rappelle Laurence Meyer, qui a servi en tant que membre du Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale de 1996 à 2002. Le président de la Réserve Fédérale ne représente pas toujours la Banque au cours des réunions de Bâle, et L. Meyer y a occasionnellement assisté.
» Les discussions de la BRI sont toujours animées , ciblées et appellent à la réflexion. « Lors des réunions FOMC, alors que j’étais à la Fed, presque tous les membres du Comité lisaient des déclarations qui avaient été préparées à l’avance. Ils faisaient très rarement référence à des déclarations d’autres membres du Comité et il n’y avait presque jamais d’échange ou de discussion entre deux membres à propos des perspectives ou des options politiques. Aux dîners de la BRI les gens parlent effectivement aux autres et les discussions sont toujours stimulantes, interactives et axées sur les problèmes graves auxquels est confrontée l’économie mondiale « . Tous les gouverneurs présents à la réunion de deux jours sont assurés d’une totale confidentialité, discrétion, et des plus hauts niveaux de sécurité . Les réunions ont lieu sur plusieurs étages qui ne sont habituellement utilisés que lorsque les gouverneurs sont présents. On fournit aux gouverneurs un bureau dédié, le soutien nécessaire et le personnel de secrétariat. Les autorités suisses n’ont pas de compétences juridiques sur les locaux de la BRI. Fondée par un traité international, et en outre protégée par le Headquarters Agreement de 1987 avec le gouvernement suisse, la BRI bénéficie des protections similaires à celles accordées au siège de l’Organisation des Nations Unies, du Fonds Monétaire International (FMI) et des ambassades diplomatiques. Les autorités suisses ont besoin de l’autorisation de la direction de la BRI pour entrer dans les bâtiments de la banque, qui sont décrits comme « inviolables ».
» La BRI a le droit de chiffrer ses communications et d’envoyer et de recevoir de la correspondance dans des sacs couverts par la même protection que celle des ambassades, ce qui signifie qu’ils ne peuvent pas être ouverts. La BRI est exonérée d’impôts suisses. Ses employés n’ont pas à payer d’impôt sur leurs salaires, qui sont généralement conséquents, conçus pour rivaliser avec le secteur privé. Le salaire du manager général en 2011 était de 763 930 francs suisses, tandis que les responsables de départements ont été payés 587 640 par an, plus de grasses allocations.
» Les privilèges juridiques extraordinaires de la banque s’étendent également à son personnel et aux administrateurs. Les cadres supérieurs bénéficient d’un statut spécial, similaire à celui des diplomates, dans l’exercice de leurs fonctions en Suisse, ce qui signifie que leurs sacs ne peuvent pas être fouillés (sauf s’il existe des preuves d’un acte criminel flagrant), et leurs papiers sont inviolables. Les gouverneurs des banques centrales se rendant à Bâle pour les réunions bimensuelles jouissent du même statut partout en Suisse. Tous les responsables de la banque sont à l’abri de droit suisse, pour la vie, pour tous les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions. La banque est un endroit populaire pour travailler et pas seulement à cause des salaires. Environ six cents employés proviennent de plus de cinquante pays. L’atmosphère est multi-nationale et cosmopolite, bien que très suisse, soulignant la hiérarchie de la banque. Comme beaucoup de ceux qui travaillent pour l’ONU ou le FMI, une partie du personnel de la BRI, en particulier la haute direction, est motivé par un sens de la mission, et considèrent qu’ils travaillent pour un même but céleste plus élevé et sont donc à l’abri de considérations normales de responsabilité et de transparence. La direction de la banque a essayé de prévoir toutes les éventualités afin que l’on ait jamais besoin de faire appel à la police suisse. Le siège de la BRI dispose de systèmes de sprinklers (gicleurs anti-incendie, NdT) de haute technologie redondants, des installations médicales internes, et son propre abri anti-bombes dans le cas d’une attaque terroriste ou d’un conflit armé. Les actifs de la BRI ne sont pas soumis à des poursuites civiles en vertu du droit suisse et ne peuvent jamais être saisis. La BRI garde strictement le secret des banquiers . Les minutes, ordres du jour et la liste de présence effective de la Réunion Économie Mondiale ou de l’ECC ne sont diffusées sous aucune forme. C’est parce qu’aucune minute officielle n’est conservée, même si les banquiers griffonnent parfois leurs propres notes. Parfois, il y aura une brève conférence de presse ou une déclaration approximative, mais jamais rien de détaillé. Cette tradition de confidentialité privilégiée remonte à la fondation de la banque. « Le calme de Bâle et son caractère absolument apolitique offrent un cadre parfait pour les réunions calmes et non politiques », écrit un responsable américain en 1935. « La régularité des réunions et la participation presque ininterrompue de pratiquement tous les membres du conseil d’administration ne déclenche que rarement un mince entrefilet dans la presse. »
» Quarante ans plus tard, peu de choses ont changé. Charles Coombs, un ancien chef de change de la Réserve fédérale de New York, a assisté à des réunions de 1960 à 1975. Les banquiers qui ont été autorisés au sein des réunions à l’intérieur du sanctuaire des gouverneurs s’accordaient mutuellement une confiance absolue, a-t-il rappelé dans ses mémoires. « Peu importe la quantité d’argent impliquée, aucun accord ou protocole d’entente n’ont jamais été signés ou initialisés. La parole de chaque fonctionnaire était suffisante, et il n’y a jamais eu de déceptions « . En quoi cela nous concerne-t-il, nous-autres ? Les banquiers se rencontrent de manière confidentielle depuis que l’argent a été inventé. Les banquiers centraux aiment à se considérer comme les grands prêtres de la finance, comme des technocrates supervisant les rituels ésotériques monétaires et une liturgie financière comprise par une petite élite
auto-proclamée.
Mais les gouverneurs qui se réunissent à Bâle tous les deux mois sont des fonctionnaires . Leurs salaires, billets d’avion, factures d’hôtel, et généreuses retraites sont payées sur les deniers publics. Les réserves nationales détenues par les banques centrales sont de l’argent public, la richesse des nations. Les discussions des banquiers centraux à la BRI, les informations qu’ils partagent, les politiques qui sont évaluées, les opinions qui sont échangés, et les décisions ultérieures qui sont prises, sont profondément politiques. Les banquiers centraux, dont l’indépendance est protégée par la Constitution, contrôlent la politique monétaire dans le monde développé. Ils gèrent l’offre de monnaie pour les économies nationales. Ils fixent les taux d’intérêt, décidant ainsi de la valeur de nos économies et les investissements. Ils décident de se concentrer sur l’austérité ou croissance. Leurs décisions façonnent nos vies.
» La tradition du secret de la BRI remonte à des décennies. Pendant les années 1960, par exemple, la banque a accueilli le London Gold Pool. Huit pays se sont engagés à manipuler le marché de l’or afin de maintenir le prix du métal précieux à environ trente-cinq dollars l’once , en accord avec les dispositions des Accord de Bretton Woods qui régissaient le système financier international après la Seconde Guerre mondiale. Bien que le London Gold Pool n’existe plus, son successeur est le Comité des marchés de la BRI, qui se réunit tous les deux mois à l’occasion de la réunion des gouverneurs pour discuter des tendances du marché. Les fonctionnaires de vingt- une banques centrales sont présents. Le comité publie occasionnellement quelques documents, mais son ordre du jour et les discussions restent secrètes. Aujourd’hui, les pays représentés lors des réunions Économie Mondiale représentent ensemble près des quatre cinquièmes du produit intérieur brut (PIB) mondial – la plus grosse partie de la richesse produite dans le monde selon les propres statistiques de la BRI. Les banquiers centraux désormais « semblent plus puissant que les politiciens », écrit le journal The Economist, « tenant le destin de l’économie mondiale entre leurs mains. » Comment est-ce arrivé ? La BRI, institution financière la plus secrète du monde, ne peut s’en accorder seule le mérite.
» Dès son premier jour d’existence, la BRI s’est consacrée à promouvoir les intérêts des banques centrales et la construction de la nouvelle architecture de la finance internationale. Ce faisant, elle a donné naissance à une nouvelle classe très unie de technocrates mondiaux dont les membres naviguent entre des postes hautement rémunérés à la BRI, au FMI et au sein des banques centrales et commerciales. Le fondateur de la cabale des technocrates est Per Jacobssen, l’économiste suédois qui a servi comme conseiller économique de la BRI de 1931 à 1956. Le titre discret contredisait sa puissance et ses relations. Très influent, bien connecté, et très apprécié par ses pairs, Jacobssen a écrit les premiers rapports annuels de la BRI, qui étaient et restent des lectures essentielles au sein de l’univers de la finance. Jacobssen était un des premiers partisans du fédéralisme européen.
» Il s’est battu sans relâche contre l’inflation, les dépenses publiques excessives, et l’intervention de l’État dans l’économie. Jacobssen quitté la BRI en 1956 pour prendre en charge le FMI. Son héritage façonne toujours notre monde. Les conséquences de son mélange de libéralisme économique, son obsession pour le contrôle des prix, et le démantèlement de la souveraineté nationale s’affiche tous les soirs dans les bulletins d’information européens de nos écrans de télévision.
» Les partisans de la BRI nient que l’organisation est secrète. Les archives de la banque sont ouvertes et les chercheurs peuvent consulter la plupart des documents qui datent de plus de trente ans. Les archivistes de la BRI sont en effet chaleureux, serviables et professionnels. Le site Web de la banque comprend tous ses rapports annuels, qui sont téléchargeables, ainsi que de nombreux documents d’orientation produits par le département de recherche très apprécié de la banque. La BRI publie des comptes-rendus détaillés des marchés des valeurs mobilières et dérivés, et les statistiques bancaires internationales. Mais ce sont surtout des compilations et des analyses des informations déjà dans le domaine public. Les détails des propres activités de base de la banque, y compris une grande partie de ses activités bancaires pour ses clients, des banques centrales et des organisations internationales, restent secrets.
» Les Réunions Économie mondiale et les autres rassemblements financiers cruciaux qui ont lieu à Bâle, tels que le Comité des Marchés, restent fermés aux étrangers. Les particuliers ne peuvent pas détenir de compte à la BRI, sauf s’ils travaillent pour la banque. L’opacité de la banque, le fait qu’elle n’ait aucun compte à rendre, et son influence toujours croissante soulèvent de profondes questions – pas seulement à propos des politiques monétaires, mais également concernant la transparence, la responsabilité et comment le pouvoir s’exerce dans nos démocraties. * * *
» Quand j’ai expliqué à des amis et connaissances que j’écrivais un livre sur la Banque des Règlements Internationaux, la réponse habituelle était un regard perplexe, suivie par une question : « La banque de quoi ? » Mes interlocuteurs étaient des gens intelligents, qui suivent l’actualité .
Beaucoup avaient un certain intérêt et une certaine compréhension de l’économie mondiale et de la crise financière. Pourtant, seule une poignée d’entre eux avait entendu parler de la BRI. Étrange, puisque la BRI est la banque la plus importante dans le monde et précède à la fois le FMI et la Banque mondiale. Pendant des décennies, elle s’est tenue au centre d’un réseau mondial d’argent, de pouvoir et d’influence secrète de niveau mondial. La BRI a été fondée en 1930. Elle a été ostensiblement mise en place dans le cadre du plan Young pour administrer le paiement des dettes de guerre allemandes à titre de réparations pour la Première Guerre mondiale. Les principaux architectes de la banque étaient Montagu Norman, qui était le gouverneur de la Banque d’Angleterre, et Hjalmar Schacht, le président de la Reichsbank qui a décrit la BRI comme « sa » banque. Les membres fondateurs de la BRI ont été les banques centrales de la Grande-Bretagne, France, Allemagne, Italie, Belgique, et un consortium de banques japonaises. Des parts en actions ont été également proposées à la Réserve fédérale, mais les Etats-Unis, soupçonneux de tout ce qui pourrait porter atteinte à sa souveraineté nationale, les a refusé. Au lieu de cela un consortium de banques commerciales s’en est emparé : JP Morgan, la First National Bank de New York, et la First National Bank of Chicago.
» Le but réel de la BRI a été détaillé dans ses statuts : « Promouvoir la coopération des banques centrales et fournir des installations supplémentaires pour les opérations financières internationales ». Elle a constitué la concrétisation du rêve, de plusieurs décennies, des banquiers centraux, d’avoir leur propre pouvoir bancaire, indépendant et libre des interférences des politiciens et de ces fouines de journalistes. Cerise sur le gâteau, la BRI est auto-suffisante financièrement et le sera à perpétuité. Ses clients étaient ses propres fondateurs et actionnaires – les banques centrales. Durant les années 1930, la BRI était le lieu de rencontre central pour une cabale des banquiers centraux, dominé par Norman et Schacht.
» Ce groupe a aidé à reconstruire l’Allemagne. Le New York Times décrit Schacht, largement reconnu comme le génie derrière l’économie allemande renaissante, comme « la volonté de fer pilote des Finances nazie. » Pendant la guerre, la BRI est devenu un bras de facto de la Reichsbank, acceptant l’or pillé par les nazis et réalisant des opérations de change pour l’Allemagne nazie. L’alliance de la banque avec Berlin était connue à Washington-DC, ainsi qu’à Londres. Mais la nécessité pour la BRI de continuer à fonctionner, de garder les nouveaux canaux de financement internationaux ouverts, était à peu près la seule chose à propos de laquelle toutes les parties étaient d’accord. Bâle était l’endroit idéal, car perché sur la frontière nord de la Suisse et se trouvait presque sur les frontières françaises et allemandes.
» A quelques miles de là, les militaires nazis et les alliés se battaient et mouraient. Rien de tout cela n’importait à la BRI. Les réunions du Conseil avaient été suspendues, mais les relations entre le personnel de la BRI des nations belligérantes sont restées cordiales, professionnelles et productives. Leur nationalité importaient peu. Leur loyauté primordiale allait à la finance internationale. Le Président, Thomas McKittrick, était américain. Roger Auboin, le directeur général, était français. Paul Hechler, le directeur général adjoint, était un membre du parti nazi et signait sa correspondance « Heil Hitler « . Rafaelle Pilotti, le secrétaire général, était italien. Per Jacobssen, conseiller économique influent de la banque, était suédois. Son adjoint et celui de Pilotti étaient britanniques. Après 1945, cinq administrateurs de la BRI, y compris Hjalmar Schacht, ont été accusés de crimes de guerre . L’Allemagne a perdu la guerre, mais a remporté la paix économique, en grande partie grâce à la BRI .
» L’envergure internationale, les contacts, les réseaux bancaires, et la BRI a fourni sa légitimité, d’abord à la Reichsbank, puis à ses banques successeur, et ainsi contribué à assurer la continuité d’intérêts financiers et économiques extrêmement puissants de l’époque nazie à nos jours. * * *
Pendant les quarante-sept premières années de son existence, de 1930 à 1977, la BRI se trouvait dans un ancien hôtel, près de la gare centrale de Bâle. L’entrée de la banque était cachée par une boutique de chocolat, et seul un petit panneau confirmait que la porte étroite s’ouvrait sur la BRI. Les dirigeants de la banque estimaient que ceux qui avait besoin de savoir où la BRI était, trouverait, et que le reste du monde n’avait certainement pas besoin de savoir. L’intérieur du bâtiment a peu changé au fil des décennies, a rappelé Charles Coombs. La BRI a fourni les « les hébergements spartiates d’un ancien hôtel de style victorien dont les chambres simples et doubles avaient été transformées en bureaux simplement en enlevant les lits et en installant des bureaux. » La banque a emménagé dans son siège actuel, au 2, Centralbahnplatz, en 1977. Elle n’a pas été loin et donne maintenant sur la gare centrale de Bâle.
» Aujourd’hui la mission principale de la BRI, selon ses propres mots, est triple : « Servir les banques centrales dans leur quête de stabilité monétaire et financière, favoriser la coopération internationale dans ces domaines, et agir comme une banque pour les banques centrales . « La BRI est également l’hôte d’une grande partie de l’infrastructure technique et pratique dont le réseau mondial de banques centrales et leurs homologues commerciaux ont besoin pour bien fonctionner. Elle détient deux salles de marché connectées entre elles : Au siège de Bâle et au bureau régional de Hong Kong. La BRI achète et vend de l’or et des devises pour ses clients .
» Elle assure la gestion de l’actif et fournit du crédit à court terme aux banques centrales en cas de besoin. La BRI est une institution unique : une organisation internationale, une banque très rentable et un institut de recherche fondé, et protégés par des traités internationaux. La BRI est responsable envers ses clients et ses actionnaires – les banques centrales, mais oriente également leurs opérations. Les principales tâches d’une banque centrale, déclare la BRI, sont de contrôler le flux du crédit et le volume de la monnaie en circulation , ce qui contribuera à assurer un climat d’affaires stable et de gérer les taux de change pour assurer la valeur d’une monnaie et fluidifier les mouvements internationaux de marchandises et de capitaux. Ceci est crucial, en particulier dans une économie mondialisée, où les marchés réagissent en microsecondes et où la perception de la stabilité économique et de la valeur sont presque aussi importante que la réalité elle-même.
» La BRI contribue également à surveiller les banques commerciales, même si elle n’a pas de pouvoirs juridiques sur elles. Le Comité de supervision bancaire de Bâle, basé à la BRI, réglemente les exigences de fonds propres et de liquidité des banques commerciales. Il impose aux banques d’avoir un capital minimum de huit pour cent des actifs risqués pondéré lorsqu’elles prêtent, ce qui signifie que si une banque a des actifs risqués pondérés de 100 millions $, elle doit maintenir un capital d’au moins 8 millions de dollars. Le comité n’a pas de pouvoirs de police, mais il a une énorme autorité morale. « Ce règlement est si puissant que le principe de 8% a été fixé dans les législations nationales », a déclaré Peter Akos Bod. « C’est comme la tension. La tension a été fixé à 220V. Vous pourriez décider de 95V, mais cela ne fonctionnerait pas. « En théorie, la gestion raisonnable et la coopération mutuelle, supervisées par la BRI, vont conserver le bon fonctionnement du système financier mondial. En théorie. La réalité est que nous sommes passés au-delà de la récession dans une crise structurelle profonde, alimentée par la cupidité et la rapacité des banques, qui menace l’ensemble de notre sécurité financière.
» Tout comme dans les années 30, certains pays européens faisaient face à l’effondrement économique. La Bundesbank et la Banque centrale européenne, deux des membres les plus puissants de la BRI, ont initié le dogme austéritaire qui a déjà forcé un pays européen, la Grèce, au bord du gouffre, aidée par la vénalité et la corruption de la classe dirigeante du pays. D’autres pourraient bientôt suivre. L’ordre ancien grince, ses institutions politiques et financières se corrodent de l’intérieur. D’Oslo à Athènes, l’extrême droite est renaissante, alimentée en partie par la flambée de la pauvreté et du chômage . La colère et le cynisme corrodent la confiance des citoyens dans la démocratie et la primauté du droit. Une fois de plus, la valeur des biens et avoirs est vaporisée sous les yeux de leurs propriétaires . La monnaie européenne est menacé de dégradation, tandis que ceux qui ont de l’argent cherchent refuge dans les francs suisses ou l’or. Les jeunes, les doués, et les mobiles à nouveau fuient leurs pays d’origine pour une nouvelle vie à l’étranger.
» Les puissantes forces du capital international qui ont donné vie à la BRI, et qui ont accordé à la banque son pouvoir et son influence, sont à nouveau triomphante. La BRI se trouve au sommet d’un système financier international qui tombe en lambeaux, mais ses fonctionnaires déclarent qu’il n’ont pas le pouvoir d’agir comme un régulateur financier international. Pourtant, la BRI ne peut pas échapper à sa responsabilité pour la crise en zone euro. Dès les premiers accords à la fin des années 1940 sur les paiements multilatéraux, à la mise en place de la Banque Centrale Européenne en 1998, la BRI a été au cœur du projet d’intégration européenne, fournissant une expertise technique et les mécanismes financiers pour l’harmonisation de la monnaie. Durant les années 1950, elle gérait la réunion des systèmes de paiement au sein de l’Union Européenne, ce qui a internationalisé le système de paiement du continent.
» La BRI a accueilli le Comité des gouverneurs des banques centrales de la Communauté économique européenne, créé en 1964, qui a coordonné la politique monétaire transeuropéenne. Durant les années 1970, la BRI gérait le « serpent monétaire », le mécanisme de contrôle des changes des monnaies européennes. Pendant les années 1980, la BRI a accueilli le Comité Delors, dont le rapport établi en 1988 a ouvert le chemin de l’Union monétaire européenne et de l’adoption d’une monnaie unique. La BRI a mis au monde l’Institut monétaire européen (IME), le précurseur de la Banque centrale européenne. Le président de l’IME était Alexandre Lamfalussy, l’un des économistes les plus influents du monde, connu comme le « père de l’euro. » Avant de rejoindre l’IME en 1994, Lamfalussy avait travaillé à la BRI pendant dix-sept ans, d’abord comme conseiller économique, puis comme directeur général de la banque.
» Pour une organisation secrète guindé, la BRI s’est avérée étonnamment agile. Elle a survécu à la première dépression mondiale, la fin des paiements de réparations et de l’étalon-or (deux de ses principaux motifs d’existence), la montée du nazisme, la Seconde Guerre mondiale, l’Accord de Bretton Woods, la guerre froide, les crises financières des années 1980 et 1990, la naissance du FMI et de la Banque mondiale, et la fin du communisme . Comme l’a souligné Malcolm Knight, gestionnaire la période 2003-2008, « Il est encourageant de voir qu’en restant petit, souple et sans ingérence politique, la Banque a, tout au long de son histoire, remarquablement réussi à s’adapter à l’évolution des circonstances. » La banque s’est érigée comme le pilier central du système financier mondial.
» En plus des Réunions Économie Mondiale, la BRI accueille quatre des comités internationaux les plus importants traitant de la banque mondiale : le Comité de supervision bancaire de Bâle, le Comité sur le système financier global, le Comité sur les systèmes financiers de paiement et de règlement, et le Comité Irving Fisher , qui s’occupe des statistiques des banque centrale. La banque accueille également trois organisations indépendantes : deux groupes s’occupant d’assurance et le Conseil de stabilité financière (CSF). Le FSB, qui coordonne les autorités financières nationales et les politiques de réglementation, est déjà désigné comme le quatrième pilier du système financier mondial, après la BRI, le FMI et les banques commerciales. La BRI est maintenant titulaire trentième rang mondial de réserves d’or, avec 119 tonnes métriques, soit plus que le Qatar, le Brésil ou le Canada. L’adhésion à la BRI reste un privilège et non un droit. Le conseil d’administration est responsable de l’admission des banques centrales jugées « apporter une contribution substantielle à la coopération monétaire internationale et aux activités de la Banque. » La Chine, l’Inde, la Russie et l’Arabie saoudite l’ont rejoint seulement en 1996.
» La banque a ouvert des bureaux à Mexico et à Hong Kong, mais reste très eurocentrée. L’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Macédoine, la Slovénie et la Slovaquie (population totale de 16,2 millions) ont été admis, au contraire du Pakistan (169 millions de population). Pas plus que le Kazakhstan, qui est un géant de l’Asie centrale. En Afrique, seule l’Algérie et l’Afrique du Sud sont membres – Le Nigeria, qui possède la deuxième plus grande économie du continent, n’a pas été admis. (Les défenseurs de la BRI disent qu’elle exige des normes de nouveaux membres et lorsque les banques nationales des pays comme le Nigeria et le Pakistan atteindront ces normes, leurs candidatures seront à nouveau considérées.) Considérant le rôle central de la BRI dans l’économie transnationale , sa discrétion est remarquable. En 1930 un journaliste du New-York Times a noté que la culture du secret à la BRI était si forte qu’il n’était pas autorisé à regarder à l’intérieur de la salle de réunion, même après que les administrateurs l’aient quitté.
» Peu de choses ont changé. Les journalistes ne sont pas autorisés à l’intérieur du siège pendant la Réunion Économie Mondiale. Les fonctionnaires de la BRI parlent rarement ouvertement, et à contrecœur, aux membres de la presse. La stratégie semble fonctionner. Le mouvement Occupy Wall Street, les altermondialistes, les manifestants de réseaux sociaux ont ignoré la BRI. Centralbahnplatz 2, Bâle, est calme et tranquille. Il n’y a pas de manifestants rassemblés devant le siège de la BRI, aucun des manifestants n’ont campé dans le parc à proximité, aucun comité d’accueil animés pour les banquiers centraux du monde. Alors que l’économie mondiale vacille de crise en crise, les institutions financières sont examinées comme jamais auparavant. Des légions de journalistes, blogueurs et journalistes d’investigation guettent le moindre mouvement des banques. Et pourtant, en dehors de brèves mentions dans les pages financières, la BRI a largement réussi à éviter un examen critique. Jusqu’à maintenant.
Adam LeBor
13 avril 2015
Adam LeBor est un écrivain, journaliste et essayiste britannique. Né en 1961, il a également travaillé (entre autres) comme correspondant étranger pour The Times ou The Independant.
Traduit de :http://www.zerohedge.com/news/2015-04-11/meet-secretive-group-runs-world
D’une civilisation capitaliste industrielle vers une barbarie ploutocratique
Ou allons nous?
Par Alberto Rabilotta et Michel Agnaïeff – Le 20 avril 2015
La mondialisation appauvrit plus qu’elle n’enrichit, la concentration de la richesse s’accentue, les inégalités se creusent, les ménages et les pays s’enfoncent dans l’endettement, l’automatisation ravage les emplois et l’exploitation débridée de la nature se poursuit. Parallèlement, la politique se vide de son contenu, les institutions perdent de leur sens et la sphère financière s’hypertrophie pendant que la dynamique du capitalisme s’étouffe. Une satrapie oligarchique pire que le capitalisme se profile à l’horizon. Vers quelle forme d’organisation sociale, politique et économique faut-il s’orienter pour s’éviter ce basculement dans un univers qui nierait foncièrement les valeurs éthiques et morales qui nous définissent en tant qu’êtres sociaux?
Ce bref essai tente de poser les balises d’une approche cohérente d’un tel défi. Il le fait en s’interrogeant d’abord sur le capitalisme d’où nous émergeons et sur la résurgence du libéralisme pur et dur, ensuite sur le capitalisme dans lequel nous nous retrouvons et finalement sur les possibilités qui s’offrent en vue d’une défense plus efficace des intérêts vitaux de toute la société et de la planète. Cet essai porte principalement sur les sociétés du capitalisme dit avancé, soit le centre du système.
Deuxième partie : A quel capitalisme sommes nous arrivés?
Le nouveau visage du capitalisme est défini par une succession de changements institutionnels et autres qui sont venus limiter graduellement la capacité de l’État de maintenir l’équilibre des pouvoirs au sein de la société. L’influence déjà exercée par le capital sur les processus politiques nationaux et internationaux en est sortie considérablement renforcée.
La mondialisation financière, fruit elle-même de ces changements, apparaît comme le facteur premier de la réinstauration de la pleine liberté d’action du capital. Elle a puissamment contribué à faire définitivement voler en éclats le cadre régulateur dans lequel le capital opérait dans la phase précédente, celle de l’État providence dans le cas des pays du centre ou du développement national dans celui des pays de la périphérie.
Le capital n’étant pas une entité homogène, les effets de ces changements se sont modulés de façon différente dans les diverses régions du monde. Des facteurs comme la situation géographique des pays, l’importance de leurs secteurs économiques, l’échelle des activités de ces derniers et leur degré d’ouverture au marché international ont fortement joué dans ce sens. Dans un ouvrage consacré au nouveau capitalisme dans leur pays1, Ayse Bugra et Osman Savaskan, deux universitaires turcs, insistent cependant sur la nécessité de tenir compte aussi de facteurs reliés au positionnement politique ou à l’identité culturelle des acteurs du milieu des affaires. La variété de formes de capitalisme, pour eux, est tributaire tout autant de facteurs politiques et culturels que de facteurs purement économiques.
Des traits communs se sont précisés toutefois. Le marché s’est étendu à de plus en plus de domaines de l’activité humaine et continue de le faire. Les activités industrielles ont migré et migrent encore du centre vers les régions moins développées de la périphérie. La gamme des choix de politique économique nationale s’est restreinte en raison de la mobilité des capitaux et de la pression de la compétition internationale. La crainte des crises fiscales et de la fuite des capitaux a créé un contexte incitateur à l’adoption répétitive de politiques d’austérité budgétaire. Comme le soulignent, Bugra et Savaskan, en s’inspirant de Polanyi, la place de l’économie a changé dans toutes les sociétés du monde2.
Si le fondement idéologique des décisions menant à cette succession de changements était la pensée néolibérale et sa thèse centrale de «l’État minimal», ces décisions ont été d’abord commandées par une dégradation des principaux indicateurs économiques (inflation, chute des taux de croissance, chômage) en 1974-1975. Cette dégradation annonce l’entrée des pays industrialisés dans une longue période de dérèglement du système économique, une longue crise qui ne porte pas son nom. Wolfgang Streeck, directeur de l’Institut Max Planck pour l’étude des sociétés (Allemagne), considère que dans les faits elle durera près de quatre décennies pour déboucher finalement sur la débâcle financière et économique de 20083. Cette débâcle viendra aggraver la situation financière et économique mondiale, soulevant la question de la survie du système socioéconomique en place maintenant depuis deux siècles.
Plus précisément, à partir des années 1970, «trois solutions ont été successivement mises en œuvre pour dépasser la contradiction entre démocratie politique et capitalisme de marché. La première fut l’inflation; la deuxième, la dette publique; la troisième, la dette privée. A chacune de ces tentatives correspond une configuration particulière des rapports entre les puissances économiques, le monde politique et les forces sociales. Mais ces arrangements furent l’un après l’autre mis en crise, précipitant le passage au cycle suivant. La tempête financière de 2008 marquerait donc la fin de la troisième époque, et le probable avènement d’un nouvel agencement, dont la nature demeure incertaine4.»
Les notions de croissance régulière, de monnaie saine et de minimum d’équité sociale sont maintenant reléguées aux oubliettes, même si elles ont déjà constitué le fondement de la légitimité dont le capitalisme avait besoin. Une deuxième question se trouve ainsi posée, celle du caractère indépassable du déséquilibre du capitalisme dit démocratique mis en place dans les pays occidentaux après la Seconde Guerre mondiale5.
Le capitalisme auquel nous sommes arrivés n’est déjà plus le capitalisme dit démocratique du passé et il n’est pas encore ce nouvel agencement qui s’annonce, mais dont la nature demeure toutefois incertaine. Que peut-on dire de son évolution au centre du système?
Un capitalisme financiarisé
Imposées par les bouleversements sociaux et la menace révolutionnaire suscités par la Grande Dépression des années 1930, les réformes du New Deal aux États-Unis et les réformes sociales démocrates en Europe réduisirent provisoirement la taille et l’influence des grandes entreprises et des puissants intérêts financiers.
Alors que ces réformes ont permis au capitalisme occidental d’échapper à des changements sociaux plus radicaux, elles ont également fourni les raisons de sa régénération et de son expansion. Dès les années 1970, le capital financier, emmené par les grandes banques américaines, était revenu, une fois encore, à ses niveaux de concentration d’avant la Dépression, pour contrôler la majeure partie des ressources nationales et façonner la politique économique6».
Au début des années 1980, le tournant néolibéral se confirme et la sphère financière impose graduellement sa propre logique à l’activité économique et finit par régenter sa régulation même. Le taux de profit se rétablit pendant cette période, mais les profits supplémentaires sont toutefois utilisés à autre chose qu’à l’investissement productif. Une partie croissante des richesses produites est accaparée par les profits bancaires et les dividendes. Il s’agit là d’un trait constitutif du capitalisme financiarisé. Comme le souligne Michel Husson, chercheur à l’Institut d’Études économiques et sociales (IRES), les profits non investis se transforment ainsi en revenus financiers, et c’est là que se trouve la source du processus de financiarisation. «La différence entre le taux de profit et le taux d’investissement est d’ailleurs un bon indicateur du degré de financiarisation. On peut aussi vérifier que la montée du chômage et de la précarité va de pair avec la croissance de la sphère financière. Là encore, la raison est simple: la finance a réussi à capter la majeure partie des gains de productivité au détriment des salariés, en modérant les salaires et en ne réduisant pas suffisamment, voire en augmentant, la durée du travail7.» Il ajoute aussi qu’une des conséquences du fonctionnement du capitalisme contemporain est la montée des inégalités sociales (à l’intérieur de chaque pays et entre zones de l’économie mondiale).
L’autre grand trait découle de la mondialisation et de la grande force du capital d’ignorer les frontières géographiques et sectorielles. Les flux de capitaux peuvent désormais se déplacer rapidement. Un simple clic sur une souris d’ordinateur permet de déplacer des fonds d’un bout de la planète à l’autre. La concurrence sur les marchés financiers s’en retrouve durcie. Le déplacement des capitaux boursiers entre les pays devient ainsi une tendance lourde en constante accélération.
La différence de situation entre le travail plus localisé, inévitablement plus lent, et le capital facilement mobile entraîne des politiques gouvernementales qui visent à rendre chaque territoire national «attractif» pour les capitaux. Les mains d’œuvre nationales se retrouvent mises en concurrence, avec comme conséquence des politiques de rigueur salariale pour les travailleurs et des allègements fiscaux pour les entreprises. Le tout se fait au nom du «théorème» énoncé par le chancelier allemand Helmut Schmidt en 1974: «Les profits d’aujourd’hui sont des investissements de demain et les emplois d’après-demain.» Une belle formule pour résumer la désinflation compétitive dont le but était de restaurer les marges de profit des entreprises. Une des conséquences directes de la concurrence fiscale entre les pays développés, qui entraîne une baisse de recettes fiscales, est un endettement public infini. Organisé pour durer, il met les États sous la coupe de la finance et des financiers et condamne les populations à subir des politiques d’austérité. Vue dans cette perspective, «la mondialisation capitaliste est fondamentalement la mise en concurrence des travailleurs à l’échelle planétaire à travers des mouvements de capitaux8».
À partir de ces deux traits rapidement esquissés, on peut avancer, avec Michel Husson, que la caractéristique principale du capitalisme contemporain est dans la dévalorisation du travail et dans l’hyperconcurrence entre capitaux individuels auxquelles conduit la financiarisation. À la lumière de l’évolution constatée au cours des dernières décennies, autant dire que la régression sociale est devenue la principale condition de réussite du système. «Dans ce cadre, la finance n’est pas seulement la contrepartie d’une exploitation accrue des travailleurs, elle est aussi un déversoir pour les capitaux à la recherche de la rentabilité maximale. Les exigences démesurées de rentabilité qu’elle impose à l’économie réelle renforcent à leur tour le faible dynamisme de l’investissement et les inégalités sociales comme condition de reproduction du système.9»
La phase actuelle de l’évolution du système se distingue également par le recours à des «innovations financières», comme les produits dérivés de plus en plus sophistiqués et la titrisation des créances bancaires. Conçues pour mieux gérer le risque dans un contexte d’instabilité financière croissante, ces innovations sont devenues aussi des moyens de contourner la réglementation ou les contrôles publics et de puissants outils de spéculation. Elles constituent ainsi des facteurs aggravants de l’instabilité financière et reflètent la capacité du régime d’accumulation de se mettre lui-même en échec.
Dans son ouvrage intitulé Extreme Money10, Satyajit Das, un spécialiste du risque bancaire de renom mondial, présente cette économie financiarisée comme deux boîtes empilées l’une sur l’autre: l’économie réelle originale sous l’économie de l’argent extrême, avec sa dette et sa spéculation excessives. Il décrit cet argent extrême comme une réalité éviscérée, l’ombre monétaire de choses réelles.
«Utilisé autrefois pour estimer et échanger les produits ordinaires, l’argent est devenu le principal moyen de gagner de l’argent. Pour gagner un milliard de dollars, il n’est plus nécessaire de produire quelque chose. La règle de l’argent extrême est que tout le monde emprunte, tout le monde économise, tout le monde devient supposément riche. Pourtant, seuls les initiés habiles s’enrichissent, en dirigeant le jeu et en trichant11.»
Son analyse de l’alchimie financière des trente dernières années et de ses conséquences destructrices l’amène à écrire que «nous vivons et travaillons dans un monde de l’argent extrême – des jeux spectaculaires et dangereux avec l’argent qui créent de nouveaux sommets artificiels en croissance, prospérité, raffinement et richesse12». Un peu plus loin, il précise que «l’argent et les manœuvres qui se jouent sont immatériels, irréels et de plus en plus virtuels. Les affichages électroniques qui reflètent des signaux de prix en rouge ou en vert sont l’essence distillée du monde financier. Les opérateurs de marché n’ont pas directement contact avec la réalité sous-jacente, il n’est question que de bénéfices ou de pertes13».
Cette alchimie financière s’est répandue dans le monde. La financiarisation a permis aux États-Unis de «maintenir leur position prédominante qui semblait pourtant menacée lors de l’écroulement du régime fordiste. Ils l’ont fait principalement grâce à leur position de force au sein de la finance mondiale, qui leur a permis de compenser la perte de leur avantage productif par le contrôle qu’ils exercent sur la masse mondiale de capital monétaire et sur les marchés financiers au sein desquels cette masse monétaire se valorise14». C’est désormais l’hégémon qui, par la force fulgurante de son capital, occupe le centre du système, lui imprime sa propre dynamique et attire une bonne partie des flux de valeur créée mondialement. Il jouit ainsi du privilège de pouvoir s’endetter dans sa propre monnaie et de faire marcher la planche à billets à son avantage. Il n’est donc pas surprenant de voir les États-Unis se comporter en bras politique et militaire de la financiarisation de l’économie mondiale.
Dette et servitude
Michael Hudson, expert financier et professeur à l’Université du Missouri, Kansas City, qualifie le retour du balancier favorable aux banques de «rétrogression». Dans les conditions crées par cette rétrogression, peut-on vraiment encore recourir au mot léthargie pour décrire la situation économique présente, comme le fait la narration dominante? Ne faudrait-il pas plutôt parler de l’implantation d’une économie de rente à l’échelle planétaire? Depuis un bon moment, Michael Hudson soulève le fait que la domination du capital financier et des monopoles se traduit par l’instauration graduelle d’un «néo-féodalisme» qui mène directement à un régime de servitude.
Hudson explique cette rétrogression de la façon suivante. Au XIXe siècle, la thèse était que les banques contribuaient à créer du nouveau, en accordant des prêts productifs à l’industrie. L’idée était que ces investissements généreraient des bénéfices qui permettraient à la fois le paiement des intérêts dus aux banques et le remboursement graduel du prêt. L’évolution a cependant joué dans un sens différent.
Les banques ont eu tendance à s’allier avec les monopoles et les secteurs immobilier, pétrolier et gazier, tous assis sur des rentes de situation, plutôt qu’avec le secteur industriel. En somme, au lieu de chercher à obtenir une part des bénéfices des entreprises, elles ont choisi plutôt de prêter contre des rentes. Elles ont ainsi glissé vers un fonctionnement parasitaire. Les banques n’ont considéré les entreprises et les individus que sous l’angle de l’extraction maximale de richesse possible de chacune de ces catégories, au lieu de fournir le capital nécessaire à la croissance et à l’efficacité économique. Elles l’ont fait en chargeant des frais et des intérêts, en exploitant à fond les allègements fiscaux, et en canalisant le crédit bancaire surtout vers les achats de biens et de privilèges existants de création de rentes.
Les marchés boursiers ont emboîté le pas aux banques. Censés fournir des capitaux d’investissement, ils ont été transformés en véhicule pour extraire des profits sans passer par la production. C’est le cas dans le rachat par une entreprise de ses propres actions, en vue d’en accroître leur valeur, ou encore dans l’achat d’une entreprise financé par un endettement bancaire ou obligataire remboursable par cette dernière. L’entreprise se retrouve alourdie d’une dette qui ne lui procure aucune contrepartie en matière d’investissement. Il se crée ainsi une situation financière qui pousse à la réduction des effectifs, à l’externalisation des opérations et au resserrement budgétaire, en vue de dégager un gain en capital, après avoir payé les banques et les détenteurs d’obligations. Un tel processus favorise l’extraction de rentes aux dépens de la production, dès que les flux de trésorerie de l’entreprise se transforment en flux d’intérêt, au détriment des fonds propres et de la santé financière de l’entreprise. On peut bien qualifier le point d’arrivée de toute cette évolution d’économie postindustrielle, mais il s’agit en réalité d’une économie de péage rentier qui, à terme, condamne des individus et des sociétés au péonage
Comme le rappelle un document de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) de Montréal, le fait têtu est que «pour continuer de croître, la finance doit créer davantage de monnaie (en octroyant des prêts) et transformer de nouveaux flux d’argent en actifs financiers (par exemple en transformant des dettes en titres revendables sur les marchés). Ce faisant, étudier, travailler, consommer, épargner, prendre sa retraite, diriger une entreprise, etc. sont autant de réalités qui tendent à être financiarisées. Loin d’être deux sphères déconnectées, les flux d’argent associés à cette «économie réelle» (la production, le rapport salarial, la consommation et l’épargne) tendent à être captés par la finance:
* Les entreprises se financent par le biais des marchés financiers (plutôt que par l’intermédiaire des banques commerciales). De plus, le développement des firmes cotées en bourse est orienté par l’exigence de faire augmenter la valeur actionnariale de l’entreprise.
* De leur côté, les travailleurs sont appelés à devenir des investisseurs: tandis que les caisses de retraite sont soumises aux fluctuations de leur portefeuille d’actifs, on encourage les travailleurs à avoir recours à des régimes d’épargne-retraite individualisés (…) pour compenser l’insuffisance des fonds de retraite de l’employeur et des régimes publics.
* La stagnation des salaires est compensée par le recours au crédit à la consommation, qui devient un pilier de la croissance économique.
* L’augmentation des frais de scolarité, présentée comme une condition essentielle du maintien de la qualité de l’enseignement supérieur, a fait exploser l’endettement étudiant, notamment aux États-Unis, où le volume des prêts dépasse celui des encours sur carte de crédit.
Bref, la relation financière se diffuse pour faire croître l’économie, mais, ce faisant, elle rend cette dernière beaucoup plus instable et donc toujours plus fragile15».
À ce sujet, Michael Hudson juge que le niveau d’endettement actuel des sociétés dans leur ensemble, sans rapport avec celui de leurs revenus, a été permis, organisé et recherché par les banques. Ces dernières ont été uniquement préoccupées de s’assurer ainsi une manne de revenus et sont demeurées parfaitement indifférentes à la crise majeure que leur comportement rendait inévitable. Pour les banques, «la stratégie rencontrant la moindre résistance consiste à entretenir l’illusion suivante: il n’y aurait aucune nécessité qu’elles soient tenues d’accepter de subir des pertes sur les dettes qu’elles ont créées, même si leur poids les rend irrécouvrables. Les créanciers affirment en tout temps que la charge de la dette est supportable à condition que les gouvernements réduisent tout simplement leurs dépenses, en augmentant dans le même temps les impôts des ménages et des entreprises non financières16.»
Accepter de pressurer les sociétés pour rembourser une masse de dettes privées, devenues publiques avec la crise, n’a aucune justification morale ni économique, évalue Michael Hudson. Alors que les économies se contractent, le secteur financier s’enrichit en transformant leurs titres ou certificats de dette en appropriation de la propriété. En mettant cette tendance dans le contexte des politiques des banques centrales, qui ont servi à gonfler les marchés boursiers et à recapitaliser les banques pour qu’elles continuent à spéculer, Hudson souligne que l’économie est de moins en moins la sphère de la production, de la consommation et de l’emploi, et de plus en plus la sphère de la création du crédit. Ce dernier est mis à contribution pour acheter des actifs, transformer les bénéfices et les revenus en paiements d’intérêts, jusqu’à ce que la totalité de l’excédent économique et la liste complète des propriétés soient gagées pour payer le service de la dette.
Emploi, automatisation et impasse
La crise de 2008 n’est pas la première, dans les «pays avancés», où la reprise de l’économie réelle – la production de biens et de services, ou mieux encore de la richesse produite socialement – ne réussit pas à rétablir les niveaux précédents d’emploi, de sécurité de travail et de salaires. En revanche, c’est la première dans laquelle le chômage, en plus de s’être brutalement accru, devient structurel, par un glissement massif vers le chômage de longue durée et la sortie de la vie active. Les statistiques officielles ne donnent d’ailleurs qu’une idée fortement partielle de l’ampleur réelle du phénomène17.
Des millions de travailleurs en sont victimes dans ces pays, entraînant une paupérisation de larges secteurs des sociétés respectives. Cette paupérisation est d’autant plus accentuée que ce sont les catégories déjà défavorisées sur le marché du travail — les jeunes, les travailleurs peu qualifiés, les immigrés, les minorités ethniques et, parmi eux, ceux qui occupent des emplois temporaires ou atypiques – qui sont les premières à souffrir de ces suppressions d’emplois.
C’est une crise aussi dans laquelle l’inégalité de revenus atteint des niveaux jamais vus depuis longtemps, et à cause de laquelle une grande partie de la nouvelle génération n’aura pas d’emplois stables, vivra dans un monde d’emplois précaires, de salaires médiocres et sous la menace constante du chômage chronique. Il s’agira de la première génération, depuis l’avènement de l’État-providence, qui aura un niveau de vie et un degré de sécurité sociale très inférieurs à celle qui l’a précédée.
L’explication de l’impasse du chômage chronique dans pays dits avancés ne se trouve pas seulement dans les politiques de libéralisation qui ont conduit au déménagement de la production dans des pays ou des régions ayant une main-d’œuvre moins chère. Le problème central de cette crise, qui n’en finit pas de durer, est structurel et concerne d’abord la relation fondamentale du capital avec le travail salarié, ainsi que la reproduction même du capital. Les considérations de compétitivité, de rentabilité et de productivité en jalonnent la dynamique. Elles incitent à faire évoluer constamment les moyens de production pour réduire l’emploi de la force de travail humaine en vue d’accroître les profits, augmentant ainsi inévitablement à la fois la production et le chômage.
Dans le contexte actuel de la dictature des lois du marché, le nœud gordien se situe dans l’exploitation qui est faite des avancées en matière de science et de technologie. Ces avancées permettent déjà et permettront encore davantage d’éliminer la nécessité de recourir au travail humain dans la production et les services.
Martin Ford, dans un ouvrage18 consacré à l’automatisation, au développement implacable des technologies et à l’entrelacement de ces dernières avec la mondialisation et à l’économie du futur, se penche sur les conséquences d’une telle évolution. Elle ne serait contrôlée que par une étroite minorité d’individus et d’entreprises ayant monopolisé les ressources de la nature et de la technique. Il juge qu’elle ne pourra déboucher que sur des sociétés invivables «parce que les 70% à 80% d’humains ayant perdu leur place dans les cycles de production, et transformés au mieux en assistés, ne pourront que se révolter contre les accapareurs du pouvoir technologique et économique. Cela d’autant plus que la raréfaction prévisible des ressources naturelles et l’aggravation des crises climatiques réduiront encore leurs capacités de survie19.»
Cette évolution prend de l’ampleur et s’accélère. Comme le reconnaissent plusieurs analystes et économistes, dont Paul Krugman, Nouriel Roubini20, Yanis Varoufakis21, le moment est venu de penser que dans la relation entre le capital et le travail, ce sont les robots qui gagnent en ce moment la guerre et non les travailleurs.
Michael Spence, lauréat du prix Nobel en économie, explique, dans un article récent paru dans Project Syndicate22, que les technologies numériques sont de nouveau en train de transformer les chaînes de valeur mondiales et, avec elles, la structure de l’économie mondiale. La nouvelle vague de la technologie numérique élimine le recours au travail humain dans des tâches de plus en plus complexes. Pour reprendre ses mots, «ce processus de substitution de la main-d’œuvre et de désintermédiation est en cours depuis déjà un certain temps dans les secteurs de services – pensons aux guichets automatiques, aux services bancaires en ligne, à la planification des ressources au sein d’une entreprise, à la gestion de la relation avec les clients, aux systèmes de paiement mobile, et bien plus encore. Cette révolution se propage maintenant à la production de biens, où les robots et l’impression 3D évincent le travail humain23 .»
Autrement dit, contrairement à la précédente vague de la technologie numérique, qui avait incité les entreprises à accéder à des réserves de main-d’œuvre sous-utilisée dans le monde, la force motrice de ce nouveau cycle est manifestement la réduction des coûts par l’évincement de la main-d’œuvre salariée.
Compte tenu de la nature du système économique, ce processus est inexorable à cause des importants avantages financiers du recours à la technologie numérique. Michael Spence précise à ce sujet que «la grande majorité des coûts est au début, dans la conception de matériel (comme les capteurs), et de façon plus importante encore, dans la création du logiciel qui produit la capacité d’effectuer diverses tâches. Une fois cet objectif atteint, le coût marginal du matériel est relativement faible (et diminue proportionnellement à la hausse de l’échelle), et le coût marginal de reproduire le logiciel est essentiellement zéro. Avec un énorme marché potentiel pour amortir les coûts initiaux fixes de conception et d’essai, les incitations à investir sont irrésistibles24.»
Dans ses conclusions, restreintes cependant au seul domaine économique, Michael Spence souligne que cette seconde vague de la technologie numérique aura des effets structurants majeurs autant sur la production des biens et services que sur la construction ou encore le commerce de détail. Elle frappera aussi de plein fouet les pays en développement qui devront s’ajuster au fait que l’abondance d’une main-d’œuvre compétente, disciplinée et bon marché perdra de son importance comme levier de la croissance économique.
Abordant plus largement l’enjeu de l’évincement du travail salarié par la technologie numérique25, le professeur Robert Skidelsky de l’université de Warwick fait remarquer que l’évolution actuelle du capitalisme tient de la folie économique. Au-delà des aberrations d’une civilisation fondée sur le «toujours plus» et des limites naturelles auxquelles la croissance finira bientôt par se heurter, nous ne pourrons pas continuer bien longtemps encore à réduire la part du travail humain dans les activités économiques, sans lui trouver de nouveaux débouchés. Se fermer les yeux à ce sujet, c’est consacrer la voie qui mène à une division de la société en une minorité de producteurs, de professionnels, de superviseurs et de spéculateurs financiers d’une part, et une majorité réduite à l’oisiveté forcée de l’autre.
Robert Skidelsky estime qu’une telle société «serait confrontée à un dilemme classique: comment concilier la pression incessante à consommer avec des revenus stagnants? Jusqu’à présent, la réponse a été d’emprunter, ce qui a conduit à l’énorme surendettement actuel dans les économies avancées. De toute évidence, cela n’est pas viable, et ne constitue donc pas la réponse, car elle implique l’effondrement périodique de la machine de production de la richesse».
En somme, nous ne pourrons pas nous avancer avec succès sur la voie de l’automatisation de la production, sans reconsidérer des enjeux fondamentaux comme la consommation, le travail, les loisirs et la répartition des revenus. «Sans ces efforts d’imagination sociale, le rétablissement à l’issue de la crise actuelle sera tout simplement un prélude à d’autres calamités fracassantes à l’avenir26.»
Dans cet ordre d’idée, il rappelle que Keynes avait déjà évoqué le chômage technologique, mais qu’il avait associé le progrès technologique à la possibilité de libérer au moins partiellement l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le travail, et d’accroître considérablement la production de la richesse avec une fraction du travail requis dans son temps. Keynes avait même imaginé que la semaine de travail serait de 15 heures au début des années 2000, sans nuire pour autant à la croissance de la richesse. Or, dans les économies avancées, cette richesse a effectivement atteint à peu près les niveaux escomptés par Keynes, mais il n’en est pas allé de même pour la semaine de travail. La réalité est loin des rêves et des propos des années 1970 sur l’avènement d’une société de loisirs. Pour Skidelski, cela signifie tout simplement que nous n’avons pas réussi à convertir la croissance du chômage technologique en croissance du temps de loisir volontaire. La principale raison de cet échec est que la part du lion des gains de productivité de ces trente dernières années a été accaparée par les nantis.
Tom Streithorts, un journaliste et auteur, met pour sa part en évidence le paradoxe qu’accentue la seconde vague de technologie numérique. Il situe ce paradoxe entre, d’une part, l’abondance et la diversité de l’offre de produits et de services auxquelles le citoyen consommateur est de plus en plus exposé et, d’autre part, la rareté et la précarité en matière d’emploi auxquelles se heurte le citoyen travailleur. Les mises à pied peuvent bien encore continuer à se multiplier, les emplois de qualité à se réduire en peau de chagrin, le temps partiel mal rémunéré à proliférer comme une mauvaise herbe et les profits à grimper en flèche, mais arrivera inéluctablement le moment où se posera la question de qui pourra encore acheter les produits et services offerts sur le marché. Un robot peut bien fabriquer un téléphone intelligent, mais il ne peut pas l’acheter. La demande ne sera tout simplement plus au rendez-vous de l’offre, en quantité suffisante pour permettre à l’économie réelle de ne pas s’enfoncer dans la léthargie, comme c’est déjà le cas à l’heure actuelle27.
En d’autres mots, si les pays clés du capitalisme ne vivent plus dans l’ère de la pénurie, ils ont en revanche considérablement réduit les possibilités d’emploi. De plus, contrairement à la période 1945-1973, les gains de productivité ne se traduisent plus en gains salariaux pour les travailleurs et ne jouent finalement qu’à l’avantage des dirigeants des entreprises et de l’actionnariat qui, tous deux, drainent vers eux l’essentiel des acquis.
Au cours des quarante dernières années, c’était surtout la classe ouvrière qui avait subi les impacts de la mondialisation et des changements technologiques. Aujourd’hui, c’est l’étiolement des classes moyennes dans les pays avancés qui apparaît comme inéluctable dans cette nouvelle phase de l’évolution. Ces classes moyennes sont en train de s’anémier rapidement tout simplement parce que les conditions qui les ont créées, des emplois stables et des salaires décents, ont cessé d’exister. L’évolution en cours menace maintenant les plus qualifiés et les plus diplômés au sein de ces classes moyennes. Avec le niveau de sophistication actuel des procédés informatiques, il devient même plus facile de les remplacer que des travailleurs manuels. Pensons simplement aux changements que connaissent des domaines comme celui du journalisme, de la comptabilité, de la gestion ou encore celui de la finance.
Parallèlement, dans les classes populaires, c’est le moment d’une résurgence d’un sous-prolétariat constitué par la partie la plus défavorisée de ces classes populaires et pour qui chômage et précarité sont devenus le lot quotidien.
Bref, l’évolution en cours empêche de générer suffisamment d’emplois et de salaires décents permettant de maintenir une demande finale robuste. Elle place ainsi le système devant un obstacle pratiquement insurmontable, en rapetissant son potentiel de reproduction. Jonglant avec les nouvelles normes de profitabilité imposées par la mobilité presque parfaite acquise par le capital financier grâce aux technologies de l’information de la première vague, le système tend à fonctionner comme si capitalisme était séparable de ce rapport social particulier qu’est le salariat. En excluant un nombre croissant de travailleurs du processus de production, il se retrouve à les exclure du même coup de la consommation, une phase pourtant essentielle à la reproduction du capital. C’est cet aspect de l’évolution qui sans doute explique les regains occasionnels d’intérêt à l’égard de la formule d’une garantie de revenu de base comme solution à long terme, mais aussi comme panacée au fait brutal que le partage de la richesse produite socialement s’est très profondément modifié, au détriment du travail et au profit du capital.
Alberto Rabilotta et Michel Agnaïeff
1 Ayca Bugra, Osman Savaskan, « New Capitalism in Turkey-The Relationship between Politics, Religion and Business », Edward Elgar Publishing Limited, Cheltenham, UK, 2014
2 ibidem
3 Wolfgang Streeck, «La crise de 2008 a commence il y a quarante ans», Le Monde diplomatique, Paris, janvier 2012
4 ibidem
5 ibidem
6 Ismaël Hossein-Zadeh, «New Phase, Not Just Another Recession», CounterPunch, 16 février 2010
7 Michel Husson, «Crise de la finance ou crise du capitalisme?», http://hussonet.free.fr/denkntzf.pdf
8 Michel Husson, art. «Finance, hyper-concurrence et reproduction du capital», http://hussonet.free.fr/finamarx.pdf
9 Michel Husson, art. «Crise de la finance ou crise du capitalisme?», http://hussonet.free.fr/denkntzf.pdf
10 Satyajit Das, «Extreme Money », édition française, Paris, Le jardin des Livres, 2013
11 ibidem
12 ibidem
13 ibidem
14 Philippe Langlois, Les crises structurelles du système capitaliste comme l’écroulement d’un régime d’accumulation: une approche régulationniste , Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, septembre 2010
15 Julia Posca, «Qu’est-ce que la financiarisation de l’économie?», Lexique économique, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), http://iris-recherche.qc.ca/blogue/quest-ce-que-la-financiarisation-de-leconomie
16 Michel Hudson, entrevue, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 6 décembre 2011, reprise et traduite par Contre-info.com, 30 décembre 2011
17 Dépendant du nombre des variables considérées, le taux de chômage peut passer ainsi, dans le cas par exemple des États-Unis, en octobre 2014, de 5.4% (taux officiel largement utilisé par les médias), à 11.5% (en considérant aussi les travailleurs dit découragés à court terme et le travail à temps partiel par défaut) et à 23.0% (en considérant aussi les sorties forcées de la vie active, une catégorie qui n’est plus pris en compte depuis 1994). Source : http://www.shadowstats.com/
18 Martin Ford, The Lights in the Tunnel, Acculant Publishing, 2009
19 Jean Paul Baquiast, «Comment une automatisation inexorable tuera l’emploi. Que devraient faire les États?», 2 juin 2011, http://www.europesolidaire.eu/article.php?article_id=664
20 Nouriel Roubini, «Where will all workers go?», Project Syndicate, 31 décembre 2014
21 System Failure, «Already happens: Capitalism destroys human labor and goes to the next phase», http://failedevolution.blogspot.gr/2014/05/already-happens-capitalism-destroys.html et http://www.lifo.gr/team/apopseis/45702,
22 Michael Spence, «Labor’s Digital Displacement», Project Syndicate, 22 mai 2014,
23 ibidem
24 ibidem
25 Robert Skidelsky, «Return to capitalism ‘red in tooth and claw’ spells economic madness», The Guardian, Londres, 21 juin 2012
26 ibidem
27 Tom Streithorts, « The Central Paradox of the 21st Century », 25 juin 2014, www.pieria.co.uk,
Chapitre précédent…De quel capitalisme sortons-nous ?
A Suivre…À quel capitalisme sommes nous arrivés? [b]
Réseau Voltaire International | Damas (Syrie) | 24 décembre 2014
Dans Les Egarés. Le wahhabisme est-il un contre islam ?, Jean-Michel Vernochet montre que ce courant s’est affirmé comme le seul islam authentique et a condamné comme hérétique l’islam traditionnel, tel qu’il a existé durant les onze siècles précédents. Son point de vue historique et théologal réfute donc l’idée répandue, depuis le subventionnement de l’expansion wahhabite par l’Arabie saoudite, selon laquelle le wahhabisme serait une forme extrême de l’islam traditionnel. Son étude intervient alors que des points de vue similaires se répandent dans le monde arabe en réaction aux exactions des Frères musulmans, d’al-Qaïda et de l’Emirat islamique. Il répond ici à nos questions.
Propos recueillis par Thierry Meyssan
Réseau Voltaire : Le wahhabisme se diffuse aujourd’hui largement au sein de l’islam sunnite en Europe. Pourtant, selon vous, il n’est ni sunnite, ni même musulman au sens traditionnel de ce terme. Expliquez-nous ce paradoxe.
Jean-Michel Vernochet : Si l’on se donne la peine d’aller consulter les innombrables docteurs de l’islam dont les travaux sont accessibles sur la Toile, on s’aperçoit que le wahhabisme [1], l’idéologie des égorgeurs du Daech, constitue une véritable rupture épistémologique par rapport à la tradition islamique classique, mais aussi par rapport à ce qu’il convient de nommer l’islam populaire. Ayant évoqué personnellement, de vive voix, cette question avec l’érudit militant Sheikh Imran Hossein, celui-ci s’est montré en plein accord avec cette définition de la doctrine wahhabite. Nous sommes convenus qu’il s’agit bien d’une hérésie schismatique que les savants musulmans, mais aussi les intellectuels laïques arabes, désignent sous le terme de dajjâl, dont la traduction la plus exacte serait l’antéchrist [2] !
En donnant à connaître dans mon ouvrage les analyses d’oulémas dont la science islamique est avérée, mon intention a été de fournir des éléments incontestables pour éclairer la nature fondamentalement divergente du wahhabisme par rapport à l’islam traditionnel. Un angle de vue qui échappe entièrement aux Occidentaux, lesquels ne connaissent à peu près rien en matière d’islam à part le résumé très sommaire qu’en donnent certains théologiens chrétiens hélas dogmatiques, mais qui eux-mêmes, le plus souvent, croient tout savoir à partir de ce qu’en dit la grande presse écrite ou audiovisuelle… presse dirigée par des gens dont l’intérêt premier est de nous aveugler autant que possible, ceci pour mieux nous conduire, volens nolens, vers la fournaise de possibles guerres civiles.
Le préjugé le plus répandu étant que l’islam est un bloc monolithique. Bien que l’islam soit à l’évidence multiple, à commencer dans ses diverses interprétations jurisprudentielles de la loi coranique. Soulignons que cette navrante ignorance de ce qu’est l’islam réel n’est pas l’apanage des seuls non-musulmans. Dans l’Union européenne la plupart des jeunes gens issus de l’immigration n’ont de leur religion qu’une connaissance extrêmement sommaire. Dès lors il est facile de les influencer en leur prêchant un islam soi-disant originel, pur et infalsifié… à l’image des lois de la concurrence libérale qui doit tendre par tous les moyens, y compris coercitifs, à devenir « pure et parfaite » dans le paradis terrestre de l’hypercapitalisme.
On voit ici le danger qu’il peut y avoir à confondre tous les visages de l’islam et notamment à le réduire à sa caricature takfiriste [3]
Si l’Islam se limitait aux différentes expressions du wahhabisme, la guerre totale entre civilisations serait proche. Nous parlons d’une guerre opposant un milliard d’Occidentaux de culture chrétienne à un milliard et demi de musulmans. La folie et l’absurdité d’une telle perspective saute aux yeux. Pourtant ce choc des cultures, certains — à l’instar de ces penseurs doublés agitateurs que sont en France les Jacques Attali, les Bernard-Henri Lévy et tant d’autres, notamment dans les think tanks néoconservateurs de Washington — le présentent comme probable sinon comme inéluctable. Et l’on sait que l’influence de ces maîtres penseurs peut aller, comme dans le cas de la Libye, jusqu’au bain de sang et au chaos durable.
Pour répondre plus précisément à la question, nous retiendrons que le wahhabisme est un littéralisme exacerbé. De ce seul point de vue il est exorbitant de la foi islamique telle que révélée dans le Coran. Pour illustrer ce propos rappellons que la prédication du juriste Abdul Wahhab (1703-1792) se développe en prenant chaque mot, chaque phrase de la Récitation au strict pied de la lettre. C’est-à-dire dans son sens littéral absolu au point qu’il en arrive à faire dire au Coran des énormités phénoménales. Ainsi Dieu serait concrètement assis sur un trône et aurait une jambe en enfer [4]. Chaque musulman voit bien que doter Allah d’un corps matériel a quelque chose de particulièrement incongru… nul n’ignorant que ce type de représentation est purement métaphorique. Il s’agit d’une image et non d’une description anthropomorphique de Dieu.
Mais cela ne serait rien si ce littéralisme, cette lecture primaire, primitive du Coran ne conduisait les adeptes du wahhabisme, au prétexte d’un retour aux sources, autrement dit d’une salafiya, d’une imitation de la vie du prophète, à la négation des principes mêmes de l’islam… Ou à réduire le Coran à une lecture juridique restrictive à l’extrême manipulée en fonction des besoins de conquête politique et de consolidation d’un pouvoir temporel… celui de la famille régnante d’Arabie ou des multiples avatars des Frères musulmans comme en Turquie avec le régime islamo-kémaliste d’Erdogan Ier !
Pire, les wahhabites en sont venus à inventer un VIe pilier de la foi islamique. À savoir une obligation cachée qui serait celle de la conversion par la force des incroyants ou des mauvais croyants et apostats… ce qui concerne en l’occurrence tous les chiites et les courants soufis, ainsi que la plus grande partie des musulmans sunnites dont les pratiques religieuses seraient entachées de mécréance. Pour ce faire les wahhabites ont inventé de toute pièce un devoir de guerre sainte. Une interprétation dévoyée du djihad qui est avant tout —n’en déplaise aux malveillants de toutes obédiences— un effort de perfection individuel. Au départ une guerre intérieure à soi-même, guerre contre nos faiblesses, nos passions et la tentation du Mal, laquelle nous habite ou nous guette en permanence. Ce faisant les wahhabites, en imposant l’obligation du djihad, ont commis ce que docteurs désignent sous le terme de bid’a, une innovation blâmable. L’innovation étant fondamentalement interdite en islam, conformément au hadith [5] : « Le livre de Dieu délivre le discours le plus vrai. Le meilleur enseignement est celui de Mahomet. Les inventions sont les pires des choses. Toute invention est une innovation. Toute innovation est une aberration, et toute aberration conduit à l’enfer » (An Nassi, Sunan, 3/188).
De la même manière Hassan el-Banna (1906-1949), fondateur des Frères musulmans, fait de la guerre sainte une obligation nécessaire et incontournable et ne pas y répondre ou fuir le combat, serait à mettre au rang des péchés capitaux méritant la géhenne, les feux de l’enfer. El-Banna fera diffuser à ce sujet une “lettre” à l’attention de ses suiveurs où il procède précisément à une “innovation” en accolant au nom du prophète le titre de “Seigneur des moudjahidine”. El-Banna désigne en outre “le combat des mécréants et la conquête” comme étant le vrai jihad par opposition à « celui de l’âme » comme les musulmans le croient à tort et à l’ordinaire… !
Réseau Voltaire : Historiquement les Britanniques ont instrumenté le wahhabisme pour lutter contre l’Empire ottoman tombé entre les mains des dönmeh révolutionnaires connus sous l’étiquette “Jeunes Turcs”. Aujourd’hui la Turquie que vous qualifiez d’islamo-kémaliste soutient le califat wahhabite, en l’occurrence l’État islamique, tandis que celui-ci vient de désigner la monarchie wahhabite saoudienne comme son deuxième ennemi après le chiisme. Comment expliquer ces contradictions ?
Jean-Michel Vernochet : Beaucoup de questions et peu faciles. D’abord le but des Britanniques n’était pas au XIXe siècle de s’emparer de l’Empire ottoman déjà plus ou moins moribond et en proie à la montée d’irrépressibles forces. Ces forces qui allaient le renvoyer au néant s’incarnaient principalement dans les Jeunes Turcs du Comité union et progrès. C’est ce mouvement révolutionnaire, se revendiquant de la Révolution française et ses racines se situaient à Paris, Genève, Rome et Londres, qui allait être l’acteur principal de la débâcle. De l’effondrement du pouvoir ottoman et de la prise du pouvoir en 1913 par triumvirat Jeunes Turcs, sortiront le génocide arménien et la dictature kémaliste. Régime athée qui s’établit à l’ombre des potences et n’aurait pas vu le jour sans l’actif soutien des loges maçonniques anglaises, françaises et italiennes… et celui de Lénine et de la bureaucratie bolchévique. Un fait peu documenté, peu connu, mais authentique.
Pour revenir à l’Empire britannique, au cours du XIXe siècle, presque toute sa politique à l’égard de la Sublime Porte (Constantinople) sera déterminée par un souci exclusif : assurer la protection de la Route des Indes. Sécurité qui implique la complète maîtrise géographique du Golfe arabo-persique. Revenons un instant en arrière pour bien saisir le contexte, à la fois de l’écroulement de l’Empire ottoman et du surgissement consécutif d’un royaume wahhabite du Hedjaz et du Nejd… La guerre de Crimée (1853-1856) voit l’Angleterre alliée à la France, venir au secours des Osmanlis contre la Russie. La question qui se pose à cette époque se présente sous la forme d’une alternative : démembrer l’Empire (mais comment s’entendre sur son partage ?) où le maintenir en coma dépassé afin de stabiliser la région, avec toujours en arrière plan la lancinante question pour Londres de la sécurité des voies maritimes et terrestres vers les Indes.
Le sort de l’« Homme malade de l’Europe » [6] est de fait en suspens depuis le début du XIXe siècle. Un statu quo explicite s’étant établi entre les puissances chrétiennes —Angleterre, Allemagne, Russie, France, Grèce, Italie— qui gelait en quelque sorte les ambitions des uns et des autres. Nul ne voulait hâter une chute, au demeurant inévitable, mais qui eut compromis ou remis en question le précaire équilibre des forces dans la région. C’est ce qui explique la clémence du traité d’Andrinople signé en septembre 1929 à l’issue de la guerre russo-turque, le Tsar ayant estimé qu’un Empire ottoman décadent, épuisé par la dette contractée auprès des charognards de la finance internationale, était encore préférable au chaos. Une forme de sagesse géopolitique qui n’a plus guère cours aujourd’hui…
Ce long rappel était nécessaire pour montrer à quel point dans ces affaires le pragmatisme l’emporte sur toute autres considérations, à commencer d’ordre religieux. Plus tard, en instrumentant pendant la Première Guerre mondiale les tribus wahhabites dissidentes du Nejd contre la Sublime Porte au moment où l’Empire est déjà virtuellement mort, Londres ne vise plus qu’à détruire la puissance ottomane alliée du Reich allemand, et rien d’autre. L’aspect religieux est ici subsidiaire, accessoire. La guerre mondiale fait rage et le triumvirat Jeunes Turcs qui a pris le pouvoir à Constantinople [7] en 1913, a en effet choisi d’associer son destin à celui de l’Allemagne dont l’influence économique dans l’Empire est immense… et il entend profiter du tumulte de la guerre pour conduire à grande échelle une politique d’épuration ethnique à l’encontre de toutes les communautés chrétiennes de l’Empire. Avec, à n’en pas douter, des arrières pensées messianiques et une haine eschatologique que bien peu osent encore aujourd’hui évoquer. S’ouvre alors un abîme dans lequel la majorité de la nation arménienne va, entre 1915 et 1916, se trouver engloutie.
Une politique génocidaire que poursuivra et complétera Kemal Pacha (Atatürk) bien au-delà de la défaite des Jeunes Turcs et de la victoire alliée de 1918, en particulier en 1924 à l’occasion des transferts massifs de population chrétienne d’Anatolie prévus par le Traité de Lausanne, signé le 24 juillet 1923. Traité par lequel se clos définitivement la Grande Guerre sur son front oriental. Notons que l’athée fanatique, compagnon de route du Comité Union et Progrès, qu’est Kemal Pacha n’aura été, en poursuivant l’ethnocide [8] commencé par ses prédécesseurs, qu’un précurseur du nettoyage ethno-confessionnel conduit actuellement, mais à beaucoup plus petite échelle, par les djihadistes salafo-wahhabites au Nord de l’Irak contre les catholiques assyro-chaldéens et les yézidis…
Mais revenons aux années charnières de la Première Guerre mondiale. Pour les Alliés l’heure est au dépeçage d’un Empire qui a vécu et dont les nouveaux maîtres dönmeh ont fait un mauvais choix stratégique, celui du Reich allemand. Tandis que des rébellions armées éclatent de toutes parts, en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Palestine, en Égypte… Londres et Paris se répartissent par anticipation en 1916 avec l’accord secret Sykes-Picot, les dépouilles de l’Empire… ceci en se moquant des promesses d’indépendance faites aux Arabes ayant combattu à leurs côtés. Les Anglais vont pour leur part, à partir de 1916, utiliser le wahhabisme pour sa dynamique, sa force explosive, en tant que fanatisme et idéologie de conquête, afin d’asseoir durablement et solidement leur contrôle sur la Péninsule arabique.
Quant à la situation actuelle, sans doute faut-il n’y voir que des rivalités entre pouvoirs concurrents. Si l’on regarde l’histoire régionale, en particulier ce dernier demi-siècle, nous assistons à une lutte perpétuelle pour tenter de parvenir au leadership. Ce fut vrai pour Gamal Abdel Nasser, Hafez el-Assad, Mouammar Kadhafi, Saddam Hussein, sans compter l’État hébreu dont le rôle dans la destruction de ses voisins et ennemis potentiels, est une donnée de base. Maintenant ce sont Téhéran, Ankara, Ryad qui sont en lice avec le même objectif, indépendamment de leur identité confessionnelle. C’est par conséquent en terme de concurrence que j’interprète les luttes souvent sanglantes qui opposent entre elles les différentes factions salafo-wahhabites. Et parmi elles les divers mouvements combattant en Syrie, au premier rang desquels l’État islamique. De la même façon, la dimension sectaire des divergences entre l’Arabie wahhabite, la Turquie islamiste, Daech, n’est en fin de compte qu’accessoire au regard des ambitions hégémoniques au moins régionales qui opposent les uns et les autres… d’autant que le fonds idéologique wahhabite est partagé par tous, y compris les Frères musulmans même s’ils ne le revendiquent pas ouvertement.
Réseau Voltaire : Vous dites que les Frères musulmans et le wahhabisme ont beaucoup en commun, pouvez-vous nous en dire plus ?
Jean-Michel Vernochet : Sans être “une société secrète wahhabite”, les Frères musulmans n’en sont pas moins l’un des prolongements de la secte mère dont le siège est à Riyad. Un travail minutieux de comparaison entre les doctrines et les programmes mériterait d’être conduit. Mais insistons sur un point déjà évoqué : le wahhabisme de même que la jamiat al-Ikhwan al- muslimin [La Confrérie des Frères musulmans] sont essentiellement, avant tout des outils idéologiques c’est-à-dire non religieux sous leurs oripeaux de puritanisme. Ce sont des moyens idéocratiques de conquête et rien d’autre. D’évidence le wahhabisme n’est pas la simple et pure expression d’une foi vivante, mais sa caricature outrancière. Les musulmans ne s’y trompent pas qui le dénoncent comme tel. Ce sont les docteurs de l’islam qui le disent à tout bout de champ, pas votre serviteur. C’est-à-dire tous ceux dont l’« Occident » paresseux n’entend pas la voix parce qu’il est plus facile de faire de la sociologie de bazar dans les banlieues des métropoles européennes à forte densité d’immigration… que de se pencher avec quelque humilité sur la dimension théologique du phénomène djihadiste et de son soutien proactif par cet autre puritanisme qu’est le calvinisme anglo-US lorsqu’il se fait l’instrument d’un impérialisme sans âme ni entrailles.
Fait aujourd’hui oublié, l’Association des Frères musulmans que crée Hassan el-Banna en 1928 accueille aussitôt après sa naissance des membres de l’Ikhwan qui fuient le Nejd pour échapper aux représailles d’Abdelaziz ibn Séoud. Ce sont ces hommes qui formeront le noyau dur de la nouvelle Fraternité égyptienne. Lorsqu’en 1954 la Confrérie est dissoute par Nasser, en sens inverse, les cadres de la Confrérie partiront naturellement se ressourcer à Riyad. In fine, de la Confrérie naitra dans les années soixante-dix le Jihad islamique égyptien, devancier de Daech, qui visait au rétablissement du califat en Égypte. C’est ce que vient d’accomplir l’État islamique avec la bénédiction des “alliés frères ennemis” d’Ankara, Londres, Paris, Ryad, Doha, Washington, Amman et Tel-Aviv.
Réseau Voltaire : Les Britanniques ont soutenu le développement du wahhabisme, puis les États-Unis. Aujourd’hui les Frères sont même représentés au sein du Conseil national de sécurité à Washington. Peut-on dire de la Confrérie ce que vous dénoncez pour le wahhabisme, à savoir que ces formations seraient au sein du monde musulman les voies et moyens de détruire l’Islam de l’intérieur ?
Jean-Michel Vernochet : L’expansion continue du wahhabisme au cours du siècle passé est étroitement liée à celle du modèle financier, économique et sociétal anglo-US. Le sort de la péninsule arabique a été indissolublement lié depuis 1945 et jusqu’à aujourd’hui à l’Amérique-Monde… laquelle forme une sorte d’hydre à têtes multiples dont les principales sont Manhattan, Chicago (la bourse mondiale des matières premières), Washington avec la Réserve fédérale, la Cité de Londres, Bruxelles pour l’Otan, Francfort, siège de la Banque centrale européenne et Bâle qui abrite une super société anonyme, au sens juridique, la Banque des banques centrales, en un mot la Banque des règlements internationaux ! À ce titre il serait réducteur de ne voir dans l’idéologie wahhabite qu’un instrument d’influence voire de domination régionale. Le monde musulman représente un milliard et demi d’individus. Prendre leur contrôle est un enjeu de taille. Dans cette perspective sans doute faut-il voir dans l’idéologie wahhabite une tentative sans équivoque de subversion de l’islam. En d’autres termes, la version islamique, à savoir “adaptée à l’islam”, de la nouvelle religion globale qui tend à s’imposer à toutes les nations et tous les peuples, qu’ils soient chrétiens ou musulmans. Religion sociétale, religion de mutation civilisationnelle qui précède et accompagne la progression d’un mondialisme cannibale. Une religion destinée à se substituer à toutes les autres et que l’on peut désigner à bon escient comme le “monothéisme du marché”.
Il est patent que le wahhabisme cohabite parfaitement avec l’anarcho-capitalisme. Cela peut sembler étonnant, mais c’est indéniable. Ce puritanisme barbare est destiné, ou mieux prédestiné, à remplacer l’islam traditionnel avec son attachement désuet pour des valeurs morales traditionnelles par essence compassionnelles. Aux purs tout étant pur, le wahhabisme rend licite le meurtre d’autrui dès lors que celui-ci ne se soumet pas intégralement à une même et inexorable loi chariatique… tout comme la démocratie universelle et humanitarienne que les États-Unis s’emploient à imposer par la force des armes aux quatre coins de la planète. La Grande Amérique voit sa Destinée manifeste s’incarner dans un droit sans limites à tuer tous ceux qui se montrent rétifs à entrer de plein gré dans la matrice démocratique judéo-protestante made in America. Bref si le wahhabisme est un instrument, il est celui d’une destruction intérieure programmée de l’islam… tout comme le messianisme marxisme, puis son successeur le freudo-marxisme libéral-libertaire, ont poursuivi et poursuivent une œuvre de mort analogue dans nos société postchrétiennes.
Réseau Voltaire : Il existe actuellement trois États dont le wahhabisme est la religion officielle : l’Arabie saoudite, le Qatar et Sharjah, membre des Émirats arabes unis. Peut-être également bientôt la Cyrénaïque [9]. Pourtant ces États se livrent entre eux une guerre sans merci. Comment l’expliquer et quels en sont les enjeux ?
Jean-Michel Vernochet : À question complexe réponse élémentaire. Autrefois les tribus lançaient les unes contre les autres des raids, des razzias. Aujourd’hui ce ne sont plus des bandes de pillards, mais des États. Nous sommes passés dans une dimension supérieure. Cependant le principe reste le même. Les États occidentaux partagent tous la même idolâtrie pour une démocratie d’apparences, ça ne les empêchent pas de chercher à s’entredéchirer, ne serait que par le truchement d’une guerre économique inexpiable. « Une guerre qui ne dit pas son nom » mais qui n’en est pas moins impitoyable, qui ne connaît ni ami, ni allié… « Une guerre à mort » avait dit feu Mitterrand [10]. Des guerres au final idéologiques et sociétales. Regardez du côté de la Russie et du Donbass, une assez bonne illustration de ce propos.
Tout s’éclaire si l’on comprend que les différents États wahhabites et les diverses variantes des Frères musulmans —parmi lesquelles le Parti pour la justice et le développent de Recep Tayyip Erdogan— ne poursuivent justement pas l’accomplissement de la parole de Dieu sur terre, ni aucun but transcendant, mais bien plutôt des objectifs de pouvoir purement matériels. Leurs ambitions sont celles de la puissance. Partant de là, leurs intérêts, leurs stratégies et leurs alliances ne sont pas exactement les mêmes. Dans les faits, ils sont le plus souvent en désaccord et presque toujours rivaux. Cela peut sembler trivial —au sens français du terme— mais si l’on veut comprendre la marche du monde, regardons une production hollywoodienne relative à une guerre de gangs mafieux, tout y est dit ! L’on s’y étripe à qui mieux - mieux pour un territoire, un marché, une position dominante, une affaire de préséance. S’il existe des différences entre ces guerres de clans et celles de la diplomatie armée, du hard et du soft power, elles ne sont que d’échelle, pas de nature.
Réseau Voltaire : Al-Qaïda se définit comme wahhabite, pourtant l’un de ses principaux fondateurs et actuel chef, Ayman al-Zawahiri est un ancien Frère musulman. En réalité, si tous les leaders du terrorisme international se déclarent wahhabites, la plupart d’entre eux sont d’anciens Frères musulmans. Selon vous, l’idéologie actuelle du jihad est-elle wahhabite ou vient-elle de la société secrète des Frères musulmans ?
Jean-Michel Vernochet : Je ne crois pas que la question soit, à ce stade, totalement pertinente : avant ou après l’œuf… dans la mesure où il s’agit des deux visages d’une même idéologie ! L’une et l’autre se sont développées et affirmées avec le soutien de l’empire britannique : soutien armé pour le Troisième royaume wahhabite du Nejd et du Hedjaz, et financier en Égypte pour la Confrérie. Ainsi wahhabisme et Fraternité sont déjà consubstantiels l’un à l’autre ayant en commun les mêmes parrainages à Londres et Washington, ultimement à Ryad. Pour ce qui est du djihad proprement nous avons vu qu’en Égypte la nouvelle Ikhwan [Fraternité] a engendré une organisation de lutte armée, le Djihad islamique, en application de la doctrine wahhabite postulant l’existence d’un sixième pilier de l’islam, celui de la guerre sainte, inconnu de l’islam classique. Soit l’obligation de convertir par la contrainte, par le fer et le feu si nécessaire. En cela le wahhabisme fait de la violence une dimension structurelle qui ne peut que susciter en Occident le rejet le plus catégorique. Nous sommes là effectivement dans une logique de choc frontal entre cultures et civilisations. Cela ouvre de sombres perspectives dans et pour nos sociétés, surtout si les Musulmans qui y sont intégrés se trouvaient un jour prochain mis en demeure, en raison de la diffusion extensive d’une fausse-semblance de l’islam, de choisir leur camp. Les terribles années qu’a connues l’Algérie au cours de la décennie quatre-vingt-dix ne seraient certainement rien à côté de ce que les communautés musulmanes européennes seraient appelées à vivre… parce que comme nous pouvons le constater partout, ce sont les musulmans qui sont les premières cibles et les premières victimes du wahhabisme.
[1] Le wahhabisme est un mouvement créé par Mohammed ben Abdelwahhab. au XVIIIe siècle. Il est la religion officielle de l’Arabie saoudite, du Qatar et de l’Émirat de Sharjjah (membre des Émirats arabes unis).
[2] “La tradition islamique reconnaît la venue, vers la fin des temps, d’un homme qui trompera le monde, appelé Al-Masîh Ad-Dajjâl, le messie imposteur, ou si l’on veut l’antéchrist… Son idéologie sera purement matérialiste, bien que présentée de façon messianique, et qu’il ne se servira des valeurs humanistes que dans une perspective terrestre, en niant le retour à Dieu et le Jugement dernier. Sa civilisation sera borgne, en ce sens qu’elle prétendra s’organiser indépendamment des commandements divins.
[3] Le takfirisme est un mouvement issu des Frères musulmans. Il fut créé en 1971 par le messie égytien Ahmed Moustafa Choukri. Il professe que tous ceux qui n’appartiennent pas à la secte sont des apostats et proclame que les vrais musulmans ont le devoir de les tuer.
[4] “Le premier point qui fonde le dogme wahhabite, c’est le tachbih, c’est-à-dire l’assimilation de Dieu à Ses créatures (l’anthropomorphisme). Les wahhabites posent comme règle fondamentale qu’il faut prendre au premier sens, dans les textes sacrés, toutes les expressions équivoques au sujet du Créateur, alors que ces expressions ont pour but d’exprimer la majesté, la puissance, la miséricorde, l’agrément ou d’autres attributs dignes de la divinité. Ainsi, ils en sont venus à dire que le Créateur serait un corps assis sur un trône, ayant des mains du côté droit, qu’Il se déplacerait, s’étonnerait, rirait, qu’Il aurait un pied qu’Il mettrait dans l’enfer”. Cf. « Qui sont les wahhabites ? ».
[5] Les hadiths sont des livres sur la vie du prophète établis, plus de 150 ans après sa mort, à partir des témoignages de ses compagnons. Il en existe une très grande quantité. Les hadiths permettent aux musulmans de mieux comprendre le Coran, cependant aucun d’entre eux n’a le statut de révélation et ne s’impose aux croyants.
[6] Surnom de l’Empire ottoman au XIXe siècle.
[7] Constantinople née le 11 mai 330 perd son statut de capitale en 1923. En 1930, elle prend officiellement le nom d’Istamboul (Istanbul) dans le cadre de la politique de turquisation mise en œuvre sous la férule de Mustafa Kemal Atatürk.
[8] 1914 est la date charnière qui marque, il y a cent ans, le commencement de la Grande Guerre et le début du génocide final des chrétiens de l’Empire ottoman par les Jeunes Turcs dönmeh qui ont pris le pouvoir à Constantinople en 1913. En ce qui concerne les Assyriens [Chrétiens syriaques], le nombre des victimes varie selon les auteurs. Certains avancent, outre le million et demi d’Arméniens engloutis dans d’infernales marches de la mort dans les steppes arides de Lycaonie et de Syrie, le chiffre de 270 000 victimes. Des recherches plus récentes ont révisé cette estimation à la hausse en évoquant de 500 000 à 750 000 morts entre 1914 et 1920, soit environ 70 % de la population assyrienne de l’époque. Rappelons que la Grande Guerre ne prendra fin en Orient qu’en juillet 1923 avec le Traité de Lausanne conséquence de la défaite grecque du 13 septembre1921. Kemal Pacha (Atatürk), poursuivra cependant jusqu’à sa mort (le 10 novembre 1938) sa politique de purification ethno-confessionnelle. À telle enseigne qu’en 1937, il scellera son règne de sang par un ultime massacre dont les Kurdes alévis de Dersim feront les frais… 10 000 morts au bas mot. Reste que pour nos contemporains Kemal demeura encore longtemps le prototype du héros inoxydable.
Voir G.W. Rendel, Mémoire Du Bureau des Affaires Étrangères sur les Massacres et les Persécutions commises par les Turcs sur les Minorités depuis l’Armistice, 20 mars 1922. Selon Manus I. Mildrasky in The Killing Trap : Genocide in the Twentieth Century, 2005, les estimations les plus sérieuses fixent à 480 000 le nombre de Grecs d’Anatolie qui finirent leurs jours à l’abattoir humain. Au demeurant l’État turc héritier de la dictature kémaliste, ne cessera jamais de nier la planification de ces exterminations massives et par suite la réalité du génocide des chrétiens de l’empire ottoman…
[9] Le takfirisme wahhabite a été prêché très tôt et ce serait une erreur de le considérer comme un phénomène contemporain limité aux seules zones où il sévit aujourd’hui. Certes la manne pétrolière lui a donné un essor inouï, mais il est déjà actif aux Indes dès le début du XIXe siècle où Sayyed Ahmed, vers 1824 après un pèlerinage à La Mecque, prêche le wahhabisme au Pendjab. Il entend mettre en pratique “l’obligation absente” de la guerre sainte. En 1826 ayant rassemblé une armée à Peshawar, il appelle au djihad contre les Sikhs et l’année suivante se proclame Commandeur des croyants, Amir al-muminn ; un titre qui sera également celui de Mollah Omar avant la chute du régime des taliban à l’automne 2001. En 1830 Sayyed Ahmed prend Peshawar, mais périt en 1831 au cours de la bataille de Balakot. Il faut attendre 1870, après un demi-siècle de troubles, pour que les oulémas chiites et sunnites d’Inde condamnent les excès des wahhabites. Mais leur influence perdure et, en 1927, dans la province de Mewat est fondée la “Société pour la prédication” la Taglibhi Jamaat dont le rôle prosélyte est bien connu. Le takfirisme inspirera pareillement les soulèvements Senoussi en Libye, la révolte des musulmans de Chine (1855-74)… Pour ce qui est d’Al-Qaïda, le cas du Frère musulman Abdullah Azzam est particulièrement emblématique. Ce Palestinien a été, avant de trouver la mort dans l’explosion de sa voiture en 1989, le chef spirituel des volontaires islamistes étrangers. Or Azzam avait été membre des Frères musulmans et avait enseigné à l’Université de Riyad en 1980, puis au Pakistan à l’Université islamique internationale d’Islamabad. Cela avant de devenir à Peshawar le principal organisateur du recrutement et de l’entraînement des djihadistes combattant dans l’Afghanistan en lutte contre le gouvernement communiste et les forces soviétiques.
[10] « La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l’Amérique. Oui, une guerre permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre sans mort apparemment. Oui, ils sont très durs les américains, ils sont voraces, ils veulent un pouvoir sans partage sur le monde. C’est une guerre inconnue, une guerre permanente, sans mort apparemment et pourtant une guerre à mort » François Mitterrand in Georges-Marc Benamou, Le dernier Mitterrand, 1997.
Mardi 21 mai 2013, par Xuan
Article repris sur un site communiste critique
On trouve résumée la thèse de la révolution informationnelle dans plusieurs textes de Boccara, Lojkine, Verroust.
Par exemple dans le cours 1994/1997 à Paris VIII de Gérard Verroust : Histoire, épistémologie de l’informatique et Révolution technologique, qui retrace un historique très détaillé et instructif du calcul automatisé et de ses applications.
Ou bien dans Economie et Politique 626-627 septembre-octobre 2006 :
Dans le cadre des journées d’étude des 19 et 20 mai 2006 sur ’Alternatives, émancipation, communisme’, un atelier a traité le thème, introduit par Paul Boccara : « révolution informationnelle, dépassement du capitalisme et enjeux de civilisation ».
Ou plus récemment dans Une autre façon de faire de la politique, de Jean Lojkine, dont communistes-unitaires fait en février de cette année un résumé sur Mediapart : La révolution informationnelle antichambre autogestionnaire du communisme 2.0 ?
Le sparadrap de Boccara
Avant d’aller au fond, cet extrait de l’introduction au thème « révolution informationnelle, dépassement du capitalisme et enjeux de civilisation » en dit long sur le « communisme » de Boccara.
Au milieu du jargon embarrassé sur les enjeux de civilisation nouvelle et les transformations démocratiques radicales se promène comme un petit papillon le sparadrap du capitaine Haddock, un sparadrap dont Boccara aimerait bien se débarrasser : le communisme.
« L’atelier sur la révolution informationnelle se situe dans le cadre du colloque « alternatives, émancipation et communisme ». Cependant, selon moi il n’y a pas un « a priori » de société communiste, de façon sectaire, mais des enjeux de civilisation nouvelle de nos jours pour toute la société. Et peut-être, alors, y a-t-il un « a posteriori » de l’analyse des potentiels de partage, de mise en commun jusqu’à chacun, et donc des caractéristiques d’un communisme de liberté pour chacun de cette civilisation qui deviendrait possible, face aux conditions nouvelles de l’humanité, vers laquelle on pourrait avancer avec des transformations démocratiques radicales ».
Pour résumer
Ces théoriciens développent la théorie d’une révolution informationnelle selon laquelle
« Le Capitalisme a changé de base, il n’est plus le capitalisme de la révolution industrielle mais un capitalisme informationnel aux prises avec les contradictions engendrées par les usages marchands, élitistes, du travail de l’information » (J.Lojkine).
Dans la même veine, l’information n’est pas une marchandise, c’est un bien collectif non-rival qui peut être partagé à l’infini. Mais elle est désormais devenue une « marchandise » de plus en plus déterminante alors que l’efficacité informationnelle s’oppose justement à cette logique marchande, d’où l’apparition de nouvelles contradictions au sein du capitalisme.
C’est le besoin de partage qui s’opposerait désormais au capitalisme et appellerait cette nouvelle révolution. « Mais une information, vous la donnez et vous la gardez encore. Elle peut être partagée indéfiniment, jusqu’à l’échelle de toute l’humanité. Ce serait une des bases d’une société future possible de partage, que l’on pourrait aussi appeler société communiste de liberté de chacun »(P.Boccara)
Dans la révolution informationnelle, il y a remplacement par des moyens matériels de certaines opérations du cerveau, d’opérations informationnelles, comme avec les ordinateurs. L’aliénation du savoir-faire des informaticiens crée une nouvelle classe révolutionnaire.
L’enseignement devient permanent, permis par les gains de productivité et/ou par les périodes d’inactivité (variante en temps de crise), ce qui justifie « des parcours professionnels, à l’opposé de la précarisation. » selon M . G. Buffet.
La disparition quasi-totale du travail aliéné deviendrait alors possible.
L’expression révolution informationnelle, partant de l’idée initialement généreuse du partage et d’une société libérée des rapports marchands, repose sur deux escroqueries conceptuelles, ou au minimum sur des approximations inacceptables venant d’un « agrégé d’histoire et maître de conférences honoraire en science économique », d’un « sociologue et directeur de recherche émérite au CNRS », et d’un « directeur de recherche honoraire au CNRS ».
La notion de révolution élude par son absence de définition sa nature technique ou sociale et passe allègrement de l’une à l’autre comme si elles pouvaient être indifférenciées.
La notion d’informationnel ne caractérise pas l’ensemble des propriétés de la révolution informatique, mais privilégie l’information au détriment du reste sans aucune justification.
Disparaissent dans les perspectives de nos théoriciens tout les aspects matériels de la révolution informatique, et avec eux sa fabrication industrielle, ses coûts, les rapports sociaux de sa production et de sa mise en œuvre. On ne parlera pas des suicides des ouvriers de Foxconn ou de France Télécom.
Concernant l’information elle-même, ces théories ne considèrent que son échange gratuit, c’est-à-dire sa valeur d’usage. La contradiction entre cette généreuse valeur d’usage et son opposé marchand deviendrait ainsi la principale contradiction du système capitaliste.
Il n’en est rien.
Sous le titre « L’information, produit stratégique et son statut », Verroust écrit :
« Afin de faire comprendre le type de problèmes auquel est confronté le système économique, nous allons examiner le statut de l’information comme marchandise.
Nous avons vu qu’aujourd’hui l’homme, au lieu de créer directement des objets avec des outils ou des machines qu’il conduit directement, incorpore des parties de son savoir de production/création dans des machines automatiques de type nouveau sous forme d’information ».
A moins de prendre les ouvriers pour des bêtes de somme, le travail productif a toujours incorporé dans la marchandise du travail manuel et du savoir de production /création. La particularité du travail dit manuel est qu’il incorpore les deux et pas seulement du savoir isolé de toute transformation matérielle.
« Si cette information qui constitue une partie de lui-même devient propriété de son employeur, celui-ci ne possède pas simplement un produit fabriqué par son salarié mais la force productive de ce salarié, une partie du travailleur lui-même. Il se constitue ainsi un rapport esclavagiste... Rappelons qu’en économie capitaliste sont inaliénables tant les œuvres de l’esprit que tout ou partie de la personne. Et l’introduction récente dans le droit de dispositions dépossédant les salariés de leur production informationnelle au profit de leur employeur, si elle a été motivée par le souci de défendre les intérêts des classes possédantes, pose des problèmes d’éthique graves et crée des contradictions inextricables. Remarquons que cette relation entre travail vivant et travail mort avait déjà été étudiée au XIXe siècle, mais elle ne concernait alors que quelques aspects marginaux de l’incorporation de tours de mains ouvriers dans quelques machines-outils. »
Remarquons plutôt que la relation entre le travail mort et le travail vivant est celle entre la matière première et les moyens de production achetés par le capitaliste d’un côté, et la plus-value créée par les ouvriers de l’autre, c’est la contradiction entre le Capital et le travail et non l’incorporation de tours de main (cf Denis Collin : le concept de travail mort).
Par contre il est notoire que les tours de main ouvriers n’ont rien de marginal au XIXe siècle. C’est aujourd’hui et dans la grande industrie qu’ils deviennent marginaux non seulement chez les ouvriers mais aussi chez les techniciens, par suite de la standardisation, de l’automatisation, de la généralisation des modes opératoires et des contrôles qualité. A présent les tours de main sont de plus en plus réservés à l’artisanat.
Notre distingué « agrégé d’histoire et maître de conférences honoraire en science économique » ne peut pas dissimuler son mépris d’intellectuel pour la classe ouvrière : s’il s’agit d’incorporer quelque réflexion dans une marchandise, c’est le cerveau du programmeur qui est dépouillé.
Pour les prolétaires c’est moins grave : juste un tour-de-main.
Mais à supposer qu’ils bougent leurs membres comme une grenouille décervelée, l’exploitation ne leur arrache les bras que lors d’un accident du travail et non dans le cours normal de la création de plus-value.
Et l’information n’est pas davantage une partie du salarié programmeur que l’effort physique n’est une partie du terrassier. En fait la question traduit surtout l’effroi de certains salariés jusque là privilégiés de tomber dans le prolétariat, au lieu de s’en détacher.
La thèse de l’accaparement de la force productive du programmeur suppose que l’information introduite dans une machine ou une marchandise devient une force productive, du travail vivant.
A ce titre n’importe quelle machine intégrant une invention, un brevet ou n’importe quelle création de l’esprit pourrait par elle-même créer de la plus-value.
En réalité sa valeur initiale est restituée sous forme de marchandise, jusqu’à ce qu’une « information » nouvelle plus pertinente ou plus efficace vienne la remplacer.
« Il faut en outre rappeler, qu’en droit et en économie politique l’information n’est pas une marchandise. En effet, une marchandise est une chose possédée qu’on n’a plus lorsque, lors d’une transaction, on l’échange contre de l’argent. Or dans le cas de vente d’information le vendeur reste propriétaire de cet objet qu’il peut continuer à vendre indéfiniment. On comprend les règles souvent étranges de fixation des prix par exemple de logiciels, et l’absurdité de certains chiffres donnés sur le coût du piratage, en fait rigoureusement impossible à chiffrer ». [id.]
Verroust joue sur la définition ambigüe de la notion d’information, qui recouvre à la fois les données, leur codage et leur traitement, soit :
Au sens strict ce sont les données qui contiennent l’information, tandis que le logiciel constitue un moyen de stockage, de traitement ou de transmission des données.
Verroust maîtrise parfaitement la distinction entre tous ces éléments, qu’il confond volontairement dans le concept d’information.
A ce degré de confusion celle-ci peut être étendue à son support matériel :
Par exemple un logiciel est un ensemble d’instructions écrit dans un langage évolué de programmation. A l’aide d’un langage encore plus évolué, plus convivial et destiné à l’utilisateur, il permet de traiter les données, par exemple rédiger et mettre en forme un texte.
En sens inverse le logiciel n’est utilisable par l’ordinateur qu’à travers sa compilation en langage machine, c’est-à-dire une combinaison d’états électriques. A ce stade le logiciel est évidemment matérialisé. Mais du reste il l’est aussi tout au long de sa création sur une machine, à travers les divers codages et leur enregistrement. Où devient-il immatériel ? Dans le cerveau du programmeur ? Non plus.
Poursuivons le raisonnement de Verroust sur la vente fictive de l’information.
Chacune de ces créations de l’esprit peut être effectivement vendue tout en restant la propriété de son vendeur. Quel est le mystère de cette escroquerie ?
En fait ce n’est pas le logiciel qui est vendu mais le droit à son utilisation.
La preuve en est qu’à l’exception des logiciels libres le code-source n’est généralement pas rendu ouvertement disponible et modifiable par tous.
D’autre part la vente du même logiciel n’est pas infinie, à cause de la concurrence, de l’obsolescence de tous ces produits, et de la nécessité de vendre de nouvelles versions pour éviter de saturer le parc.
Selon Boccara, « A la prédominance des activités industrielles succèderait celle des activités informationnelles, comme la recherche, la formation, l’accès aux données, etc. »
On appréciera à la fois l’absence de données chiffrées et le prudent conditionnel qui en résulte. Mais rien ne permet d’affirmer que les activités informationnelles vont prédominer sur les activités industrielles, à supposer qu’elles se développent séparément de ces dernières.
De quelle prédominance s’agit-il dans ces activités ?
Au fond il ne peut être question que de leur prédominance économique, c’est-à-dire de leur valeur ajoutée. Boccara ne le dit pas.
Passons sans insister sur la bulle internet dans la fin des années 90.
Matthieu Glachant, (Cours Intelligence Economique CERNA-Ecole des Mines de Paris
2001), dans le document « Economie de l’Information », englobe dans cette économie les biens informationnels numérisables et les technologies de l’information et de la communication (TIC).
Cela représentait alors 8 % du PNB américain et 5 % du PIB en France.
L’observatoire du numérique relevait que la part des TIC dans les principaux pays européens s’établissait entre 3,51 % et 6,31 % en 2009 :
Plus récemment en 2011, une étude du Medef sur L’impact de l’économie numérique indiquait : « Le secteur des TIC comprend les entreprises de l’industrie, des services et du commerce de gros exerçant leur activité dans les domaines de l’informatique, des télécommunications et de l’électronique. C’est un secteur totalisant en France près de 800 000 emplois, dégageant un chiffre d’affaires de 190 milliards d’euros en 2005 et réalisant 6,2 % de la valeur ajoutée marchande ».
La même étude regrettait le manque de données statistiques et relevait l’interpénétration entre les TIC et l’industrie classique.
Dans ces études, l’économie des TIC ne se limite pas à l’information au sens strict mais englobe leur support, leur traitement et leur transmission, qui sont bien des activités industrielles.
Quant à l’interpénétration avec l’industrie, que la quasi-totalité des entreprises utilisent les TIC ne change pas la nature de leur production.
Dans tous les cas la prédominance des activités informationnelles sur les activités industrielles ne correspond pas aux faits.
Sans développer l’ensemble du sujet, il faut noter que les pays impérialistes et leurs monopoles comme Microsoft sous-traitent pour des miettes des cartes électroniques en Asie et les réimportent pour les vendre cent fois plus cher.
Même en comptant que la valeur ajoutée de la R&D, l’ingénierie de la conception et de la mise en œuvre de ces cartes, soit très élevée, la prédominance de l’activité informationnelle sur l’activité industrielle relève ici des rapports de domination impérialistes, et s’apparente au transfert des profits de la sous-traitance au donneur d’ordre, ou bien aux marges arrières réalisées par la grande distribution et l’industrie agricole sur les producteurs.
Avant le numérique la forme binaire des commandes simples et des retours d’état existait déjà dans les automatismes industriels : commandes de marche/arrêt, avance/recul, montée/descente, ouverture/fermeture et les retours correspondants des fins de course et capteurs de présence ou de position appropriés aux matériaux ou aux mouvements à détecter.
Ces signaux logiques étaient depuis longtemps utilisés au fil des techniques. L’électronique sous forme de composants discrets puis de microprocesseurs a permis d’unifier et de standardiser leur format, et de traduire leur combinaison avec l’algèbre binaire de Boole, inventée en 1854, et dont l’application aux machines fut mise en lumière par Paul Shannon en 1936.
Les bases théoriques existaient donc bien avant l’introduction du numérique dans l’industrie.
De même l’exploitation des signaux analogiques existait déjà auparavant et utilisait la conversion des mesures physiques en signaux équivalents : mécaniques, pneumatiques, électriques, hydrauliques, destinés à agir en retour sur le procédé par un actionneur (accélération/décélération d’un moteur, ouverture/ fermeture d’un positionneur de vanne, commande d’un thyristor de chauffage, etc.).
Ces techniques de régulation mettaient en jeu une grande quantité et une grande variété de pièces en mouvement, sujettes à des contraintes physiques pouvant les user ou les détruire. Leur fabrication, leur exploitation et leur entretien faisaient appel à des métiers très divers, à de longues expériences et à des qualifications parfois pointues.
La conversion de tous les signaux analogiques en signaux électriques puis en en signaux numérisés a permis la traduction binaire de toutes les mesures physiques (vitesse ou fréquence, tension, intensité, déphasage, déplacement, température, humidité, pression, débit, viscosité, couple, niveau, distance, luminosité, couleur, etc.).
La précision est améliorée et certains calculs automatiques peuvent être réalisés qui ne l’étaient pas auparavant :
La régulation de la vitesse et du courant existaient déjà sous forme analogique dans les technologies antérieures, mais la numérisation permet des innovations fonctionnelles dans les variateurs de vitesse. Par exemple la commande vectorielle, c’est-à-dire les calculs matriciels sur les courants actif et réactif, permet de modéliser le moteur et de commander avec précision la tension et la fréquence qui lui seront délivrées, y compris à base vitesse.
(NB : le calcul matriciel remonte à 1850)
Autre exemple, un régulateur auto-adaptatif injecte un échelon dans la boucle de régulation, mesure le retard et la pente de la réponse, et peut ainsi calculer les actions proportionnelle, intégrale et dérivée de la régulation. Ceci supprime une part de l’activité du régleur.
La miniaturisation des cartes électroniques et leur fabrication industrielle en Asie abaisse les coûts. Le dépannage, que les procédés multicouches rendent impossible dans la plupart des cas, coûte plus cher que le remplacement. L’électronicien peut se recycler.
La standardisation numérique des signaux logiques et analogiques permet de les traiter simultanément dans un automate, qui concentre dans un volume réduit une grande quantité d’opérations tout ou rien, de boucles de régulation et de motorisation, et peut également communiquer avec un poste de conduite, voire avec l’ensemble du réseau de production de l’entreprise. Ceci supprime une très grande partie du relayage dans les armoires électriques.
Prenons le cas de la numérisation et de la refonte d’un ensemble motorisé dans une entreprise industrielle, les modifications apportées comprendront notamment :
Comme dans la téléphonie, la bureautique et dans l’informatique grand public, la numérisation dans l’industrie n’existe pas sans support matériel. Elle implique et génère la création de nouveaux matériels et technologies, leur simplification et leur standardisation. L’informatisation fait donc partie intégrante de la production industrielle et ne se substitue pas à elle.
Un autre aspect qu’on devine aisément est le prix considérable de cet investissement en matériel, démontage, montage, câblage, programmation, mise au point et en formation des utilisateurs.
L’automatisation et l’informatisation vont du simple vers le complexe dans toutes leurs applications.
Il ne s’agit pas d’intelligence artificielle mais de l’application de scénarios prédéterminés à des variables de commande ou à des conditions environnantes, afin d’obtenir la réponse souhaitée. Ce sont fondamentalement des recettes paramétrables.
La somme et la combinaison de dizaines d’automatismes dans un process industriel, somme qui peut être multipliée par la mise en parallèle de plusieurs chaînes de production, confère à tout l’ensemble une grande complexité.
Cela aboutit à un changement qualitatif, au miracle apparent d’une immense machine obéissant au doigt et à l’œil, dans un laps de temps très réduit, avec précision et reproductibilité.
Mais en même temps la conduite du procédé suit le chemin inverse pour remplacer la grande variété de techniques et de matériels par une interface simple et standardisée, dont l’apprentissage est plus rapide.
Standardisation et simplification des matériel, gain d’espace, de mise en œuvre, diminution des pannes et du stock de pièces détachées.
La suppression de pièces en mouvement entraine la réduction drastique des effectifs mécanos. La maintenance est simplifiée moyennant une formation sommaire des électriciens aux automates programmables, la programmation étant réservée aux informaticiens industriels. Les qualifications des électroniciens ne sont plus utiles et dans une moindre mesures celles des régleurs.
Certaines compétences d’ingénierie restent indispensables notamment au moment de la conception et de la mise en œuvre, mais lorsque l’installation est rôdée elles ne sont plus nécessaires.
Les tâches des ouvriers sont allégées, c’est-à-dire qu’une même dépense d’énergie physique et intellectuelle produit davantage de valeur ajoutée, mais de surcroît leur nombre est réduit. Ce sont d’ailleurs leurs postes de travail – là où est créée la plus value – qui sont les plus réduits.
L’automatisation ne se traduit donc pas par un travail moins pénible mais par des licenciements, et la redistribution des tâches entre ceux qui restent, soit une augmentation de la productivité et une charge de travail individuelle plus élevée qu’avant :
conduite simultanée de plusieurs machines et ajout de tâches annexes (contrôle, prélèvement, compte-rendu, suivi d’incidents, Assurance Qualité, approvisionnement, entretien et nettoyage, dépannage de première intervention, etc.).
Une partie des savoir-faire spécifiques à l’entreprise et liés à l’utilisation d’une grande variété de matériels et de technologies devenus caducs disparaissent avec eux.
Les opérations les plus courantes peuvent être exprimées en modes opératoires, ce qui permet la sous-traitance d’une grande partie de la maintenance par du personnel au forfait (en fait en régie), et l’introduction d’un volant d’intérimaires en fabrication.
L’aliénation des connaissances de l’homme à la machine s’effectuant souvent dans le contexte de licenciements, ceux qui partent ne vont pas révolutionner l’entreprise. Pour ceux qui restent le principal problème est la charge de travail accrue à salaire constant.
L’introduction du numérique n’entre pas en conflit avec le capitalisme mais accentue la contradiction Capital Travail.
Incidence sur la composition organique du capital
Les « informations » transmises au sein du réseau de production et « l’intelligence artificielle » intégrée dans les « capteurs intelligents », les automates et les calculateurs ne sont pas plus gratuites qu’autrefois les mesures de signaux physiques, les relevés et les calculs réalisés manuellement (mis à part le fait qu’une partie d’entre elles étaient déjà automatisées et intégrées dans les matériels).
Auparavant elles nécessitaient du travail vivant, désormais ce travail vivant a été cristallisé dans les matériels et les logiciels et il s’oppose non pas au désir d’échange gratuit mais au travail vivant lui-même comme le Capital s’oppose au travail.
Ce qui les caractérise également est qu’elles ne produisent pas de plus-value mais que leur valeur est restituée dans la marchandise sous la forme d’amortissement.
Les nouvelles technologies permettent d’augmenter la productivité, cela passe par la diminution des postes de travail.
Les gains de productivité réalisés s’accompagnent de la diminution relative du travail vivant et de la plus-value qu’il produit, par rapport à l’investissement du capitaliste dans la refonte de son installation, et on a vu que cet investissement était considérable. Cet accroissement du capital constant relativement au capital variable, et que Marx définissait comme l’origine de la baisse tendancielle du taux de profit, réduit ces gains de productivité.
Certains économistes considèrent que l’accaparement des profits industriels par le capital financier est la cause principale de cette dégradation. Quoi qu’il en soit l’accaparement des profits industriels par le capital financier passe notamment par les investissements, et dans tous les cas les gains de productivité sont dilapidés.
Selon Patrick Castex dans Baisse des taux de profit et d’intérêt en France, les gains de productivité sont anéantis et il y a une baisse réelle des taux de profit industriels :
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6 - L’emploi et la formation
Selon M. G. Buffet dans ses propositions pour l’emploi, mises en ligne le 22 janvier 2007, « Il est possible, en utilisant autrement les nouvelles technologies, d’aller vers la disparition du chômage et de la précarité en conciliant sécurité et mobilité. »
C’est-à-dire dans les « parcours professionnels, à l’opposé de la précarisation. » de combler les périodes de chômage par des périodes de formation à de nouveaux emplois.
Lors des transformations technologiques liées à l’automatisation et à la conduite informatisée des installations, les capitalistes ont exigé un niveau d’instruction très supérieur pour l’embauche des ouvriers. Tandis qu’un ouvrier bachelier en 1970 était considéré comme un martien, il lui fallait un bac technique voire un BTS en 2000.
Mais suite à la dégradation des grilles de classification dans les années 90 et au blocage des salaires, l’ouvrier doté d’un bac ou d’un BTS n’a pas été payé plus cher que son aîné 20 ans plus tôt.
Aujourd’hui il s’avère que les opérations réalisées par ces ouvriers diplômés ne sont pas plus compliquées qu’autrefois. Au contraire, l’aide à la conduite sur écran et la multiplication des modes opératoires aboutit à simplifier son apprentissage, rendant caduc tout le savoir pratique emmagasiné par les anciens.
Le surplus de formation n’aboutit donc qu’à garantir au capitaliste une polyvalence sur tous les postes de travail. Tandis que dans le passé les ouvriers pouvaient monnayer chaque changement de poste.
Il en résulte que si la formation scolaire ou extrascolaire peut sembler à chaque ouvrier pris isolément une porte de sortie vers une qualification ou une garantie d’emploi, en réalité le système capitaliste fait de cette formation un moyen de pression supplémentaire sur l’ensemble des salaires et des qualifications et lui assure une polyvalence quasi gratuite.
Concernant la formation des ouvriers dans le système capitaliste, Marx notait ceci :
« …faire apprendre à chaque ouvrier le plus de branches de travail possibles de façon que s’il est évincé d’une branche par l’emploi d’une nouvelle machine ou par une modification dans la division du travail, il puisse se caser ailleurs le plus facilement possible.
Supposons que ce soit possible :
La conséquence en serait que, lorsqu’il y aurait excédent de bras dans une branche de travail, cet excédent se produirait aussitôt dans toutes les autres branches de la production, et que la diminution du salaire dans une branche entraînerait encore plus fortement qu’auparavant une diminution générale immédiate. » [travail salarié et capital]
La formation des salariés ne constitue donc absolument pas un viatique pour « un meilleur emploi, avec une garantie de droits et de revenus relevés » comme le prétendait M.G.B.
[la question de l’emploi dans arracher la classe ouvrière au révisionnisme moderne]
Boccara écrit : « Au plan économique, ce qui est bouleversé avec le passage de la révolution industrielle fondée sur la machine-outil à la révolution informationnelle, c’est que la première est liée à l’échange, au marché, alors que l’autre implique des partages jusqu’à l’échelle de toute l’humanité.
Une machine-outil est ici ou elle est ailleurs, dans un unique endroit. Ce qui est l’une des bases de la propriété privée capitaliste. Mais une information, vous la donnez et vous la gardez encore. Elle peut être partagée indéfiniment, jusqu’à l’échelle de toute l’humanité. Ce serait une des bases d’une société future possible de partage, que l’on pourrait aussi appeler société communiste de liberté de chacun ».
Dans le cadre de l’entreprise, l’information ne sort pas de l’intranet et elle est maîtrisée par la direction de l’entreprise. En ce qui concerne le réseau spécifique au procès de production, il relève du secret de fabrication et ne risque pas d’être partagé gratuitement aux confins de la planète.
L’esprit de corporation chez certaines catégories intermédiaires de salariés fait aussi que les logiciels ne sont pas plus accessibles aux ouvriers que le magasin d’outillage.
Boccara ajoute :
« Déjà, on ne vend pas, on n’achète pas à l’intérieur d’une multinationale, mais on y partage, par exemple les coûts de recherche. »
Il est fréquent qu’une grande entreprise se subdivise en entités, leur vend une matière première et leur rachète le produit fini ou semi-fini, afin d’optimiser ses plus-values ou d’échapper à une fiscalité plus contraignante. S’il faut partager les coûts de recherche, la solution consiste à supprimer les services R&D pour n’en conserver qu’un seul.
« Avec la révolution informationnelle … C’est aussi la possibilité de traitement nouveau de tout ce qui est information, pas seulement des écrits, et notamment le fait que chacun peut, en principe, intervenir sur ces informations. Cela pourrait s’opposer à la scission entre lecteurs et auteurs, avec l’imprimerie qui a accompagné la révolution industrielle. » [id.]
Là encore, et à l’image du règlement intérieur, l’intranet des entreprises n’est pas destiné à remettre en cause le pouvoir dictatorial de la classe capitaliste.
Plus encore, la liberté d’expression sur les réseaux sociaux s’arrête aux rapports de domination de classe, les exemples de licenciement qui l’illustrent ne manquent pas.
A l’inverse les possibilités de communication et de réécriture ont largement été mises à profit par le secteur financier dans le cadre des chambres de compensation.
Les nouvelles technologies dans ce cas n’augmentent pas la productivité mais accélèrent le cycle de rotation du capital.
Denis Robert raconte avec force détails à propos de l’affaire Clearstream comment la révolution informationnelle a permis de transférer virtuellement les capitaux à grande vitesse (la compensation financière réelle étant réalisée a posteriori), comment la manipulation des bases de données permet d’occulter des opérations, des noms ou des destinations dans l’ensemble du trafic, d’en effacer les traces pour les enquêteurs, voire d’ajouter des opérations fictives, comme dans le cas des faux listings.
Sur les chambres de compensation, voir la série de vidéos l’affaire Clearstream racontée à un ouvrier de chez Daewo. Elles sont d’inspiration réformiste mais très instructives.
« il y a conflit entre l’usage capitaliste et l’usage ’communiste’ des nouvelles technologies de l’information, comme l’a bien vu Bill Gates, adversaire implacable des ’logiciels libres’ ! Il y a conflit antagonique entre le ’traitement’ capitaliste de l’information selon la logique de la rentabilité, de l’évaluation marchande, et l’essor des services collectifs de formation de l’humain (éducation, recherche, culture, communication, urbanisme, santé, protection sociale), de développement des individus, de création, de coopération. »
[ interview deJean Lojkine sur Mediapart ]
La gratuité des logiciels libres s’arrête malgré tout à l’estomac. Comme toute activité bénévole elle ne peut se développer que dans la mesure où les besoins indispensables sont déjà satisfaits.
Mais outre le fait qu’elle ne peut concerner qu’une fraction de la population, parmi les couches déjà nanties, son poids dans les rapports sociaux de production est nul.
D’autre part il est faux d’affirmer qu’à l’opposé de la gratuité les capitalistes veulent vendre l’information le plus cher possible, ceci dépend de leur position monopoliste ou concurrentielle à l’échelle mondiale, et de la saturation du marché.
Chacun des aspects vus précédemment, qu’il s’agisse du code-source, du progiciel, de son application, de la création d’un blog ou du renseignement des données dans un formulaire peut résulter d’un travail gratuit, réduit par conséquent à sa valeur d’usage.
Le travail réalisé possède alors la même valeur d’échange qu’une création tombée dans le domaine public, c’est-à-dire rien.
Que ce travail gratuit soit partagé ou non, qu’il soit répandu aux quatre coins de la terre ou qu’il dorme sur une cassette ou un CD ne change rien au fait qu’il ne participe pas davantage de la production et des rapports sociaux de production que la culture d’un potager ou la passion du philatéliste.
Il s’agit ici du travail individuel et improductif de l’amateur, et non de l’achat du PC, des semences ou des timbres, qui à l’inverse réalise la plus-value de ces différentes marchandises et la transforme en argent.
Mais l’achat et la vente, c’est-à-dire les rapports marchands ont précédé le capitalisme et ne prendront pas fin avec lui.
N’importe forme numérique peut être vendue et comporter une valeur d’échange.
Dans ce cas le partage ne concerne que l’aspect gratuit considéré, même s’il est « étendu à toute l’humanité ».
A supposer que la part commercialisée soit infinitésimale, dans le but de toucher la clientèle la plus large, considérer que ce mouvement tend vers la gratuité ignore que le gain dérisoire multiplié par des milliards de clients devient à terme une somme colossale.
Supposons qu’un logiciel libre soit utilisé gratuitement par un programmeur, rien ne l’empêche d’en commercialiser des applications spécifiques destinées à des particuliers ou à des industriels.
Dans ce cas il vendra à la manière d’un artisan le produit de son travail, additionné à l’usure de sa machine et à la péremption des systèmes d’exploitation qu’il a dû acheter par ailleurs.
Et par la même occasion prend fin l’aventure gratuite et la liberté du logiciel partagé, lesquels ne s’opposent pas davantage au capitalisme que le vol à l’étalage.
Conclusion
Les thèses de la révolution informationnelle privilégient artificiellement l’information dans l’ensemble des transformations récentes de la production. Il s’avère que la production « non matérielle » et la production matérielle se fondent l’une en l’autre, et que l’économie spécifique des TIC ne prédomine pas.
Dans l’industrie, comme dans les autres domaines, les transformations sont essentiellement d’ordre technologique, même si le virtuel et l’immatériel envahissent l’univers de la représentation.
Les principales transformations sociales dans le cadre du capitalisme sont l’accroissement de la productivité et les licenciements, la simplification des tâches et la prolétarisation des catégories intermédiaires, dont le statut privilégié est remis en cause.
Ce déclassement est à l’origine de nombreuses thèses sur l’émergence de nouvelles classes révolutionnaires qui prendraient la place d’avant-garde de la classe ouvrière. La théorie de la « révolution informationnelle » en fait partie.
En fait ces transformations dans les catégories intermédiaires peuvent les rapprocher et en faire des alliés de la classe ouvrière, mais elles ne modifient pas fondamentalement la contradiction principale entre le Capital et le Travail ni celle entre la bourgeoisie et la classe ouvrière.
Les gains de productivité, comme l’accélération du cycle de reproduction du Capital, n’opposent pas les nouvelles technologies au Capitalisme mais elles accentuent ses contradictions internes.
L’accroissement des profits par rapport aux salaires s’accompagne de l’augmentation de la composition organique du capital et de la baisse tendancielle du taux de profit industriel.
Si on tient compte d’autres aspects inséparables comme la surexploitation, la concurrence sur les salaires, l’accaparement des profits industriels par le capital financier, la propagation rapide des bulles financières et la guerre des monnaies, plusieurs causes sont réunies pour une crise mondiale prolongée.
La théorie de la « révolution informationnelle » déduit les changements de comportement sociaux, voire une révolution sociale des progrès techniques. Mais les progrès techniques servent aussi à faire la guerre tout comme l’enfer est pavé de bonnes intentions.