Dès l’origine, le « modèle social européen » est devenu une machine de guerre contre les droits des salariés, la solidarité, la démocratie et a conduit à un éclatement de la société soumise à la loi du marché. Corinne Gobin, directrice du Groupe de recherches sur les acteurs et leurs discours Internationaux (GRAID), Institut de sociologie, université libre de Belgique, répond aux questions de l’Humanité.
Quand a commencé, selon vous, le processus de construction d’une Europe libérale, au sens où on l’entend aujourd’hui, une Europe dont les promoteurs promettaient la prospérité, l’emploi, la démocratie et la paix ?
Corinne Gobin. Dès que l’Europe se met en place, elle promet la prospérité, l’emploi, la démocratie et la paix. Ce n’est pas parce que cette promesse est identique aujourd’hui qu’il n’y a pas eu une rupture extrêmement forte au moment du passage de la Communauté du charbon et de l’acier à la Communauté européenne. Il ne faut pas oublier que l’ensemble de la dynamique européenne ne peut être dissocié à son origine du climat de guerre froide, de l’antisoviétisme qui se met très vivement en place. Que ce soit dans le modèle CECA ou dans le modèle CEE, on a, à chaque fois ces promesses de prospérité, d’emplois. Il fallait montrer comment on peut faire du progrès social à partir du marché.
Dans quelles conditions s’est produite la rupture que vous identifiez ?
Corinne Gobin. La CECA s’est bâtie dans l’après-guerre alors qu’une partie des gens accablés connaissait une période de tensions en 1945-1946. Ils voulaient absolument éviter de recommencer le système des années trente. Il existait alors des gouvernements d’union nationale où les partis communistes étaient associés au gouvernement. Il y avait des politiques de nationalisations. À ce moment, il y avait une alliance entre une certaine politique de droite et une certaine politique de gauche. Selon une vision qui place le pouvoir politique au coeur de la société, d’un pouvoir démocratique qui peut tout faire, y compris organiser l’économie.
Et la CEE, c’est vraiment le début d’une rupture par rapport à cette idée. La société est alors vue davantage comme une dynamique naturelle, qui ne relève pas de la politique des hommes mais qui serait une sorte de système équilibré basé sur des relations individuelles, sur des contrats de droit civil. C’est une rupture de philosophie politique.
Quelles en sont les conséquences dans la conception de la politique ?
Corinne Gobin. Ce type de rupture traverse la gauche comme la droite. C’est aussi pour cela que le néolibéralisme a pu si facilement s’implanter. Dans une tradition d’une partie de la gauche, il y avait aussi la croyance, la vision qu’une société pouvait être administrée plutôt que gouvernée. La CEE, c’est vraiment la mise au rancart de la dynamique d’un pouvoir qui fait une politique économique, intervient et contrôle le secteur privé, développe son secteur public. Imaginez que dans le traité CECA il y avait quand même un article qui disait clairement qu’il était interdit d’exercer une concurrence à partir de ce qu’on appelle aujourd’hui la diversité salariale. Donc, les salaires étaient protégés. Ce qui se met en place à partir de 1958, c’est pour moi plus que du libéralisme, c’est un esprit de type technocratique, une rupture complète avec la démocratie qui est nécessairement l’idée du gouvernement des hommes, la reconnaissance d’un pluralisme, d’un projet de société. On discute, on débat. C’est essentiellement la reconnaissance du conflit et de la délibération collective.
Avec la nouvelle conception, une limite est fixée. Ce sont des techniciens du marché, de la finance qui eux savent comment on administre la société. Finalement, les hommes politiques n’ont plus qu’à trouver les recettes politiques pour mettre en oeuvre les grandes lignes directrices fixées par ces grandes élites des organisations internationales. Keith Dixon, un politologue britannique, a fort bien décrit ce qui s’est passé ces cinquante dernières années dans un petit ouvrage intitulé les Évangélistes du marché. Il explique que le grand combat philosophique des années trente a lieu entre les idées de Keynes et celles d’Hayek, qui devient père du néolibéralisme. Ce dernier va tout faire pour créer des sortes de lobbies qui vont se déployer après la guerre, essaimant grâce à des colloques, des conférences d’intellectuels antikeynésiens, qui vont se réunir en France, aux États-Unis... Petit à petit, une intelligentsia internationale va être mise à l’honneur à travers des prix Nobel d’économie, le FMI, la Banque mondiale.
Selon vos analyses sur les évolutions qui s’opèrent dans les textes des sommets européens, vous soulignez qu’on en arrive même à ne plus employer le mot de salaire. Que cache cette disparition ?
Corinne Gobin. La seule fois où l’on parle de salaire dans les textes de la CEE, c’est à la demande de la France, avec l’article 79 qui consacre l’égalité de rémunération entre hommes et femmes, pas du tout par féminisme mais pour éviter un écart salarial trop grand entre les six pays et la crainte que la concurrence des rémunérations tellement basses de la main-d’oeuvre féminine de l’Italie du Sud puisse perturber le niveau de rémunération française.
Dans le traité de Maastricht, il y a un article dans le chapitre consacré à la politique sociale, où le salaire comme le droit de grève, le droit d’association sont mis hors la loi. On ne peut pas faire de politique européenne qui protégerait les salaires, pour faire en sorte que toutes les lois européennes priment sur les lois nationales et on s’efforce de créer un cadre totalement concurrentiel, qui devient la variable d’ajustement structurel global.
Il y a là un combat syndical essentiel, d’autant plus avec le processus d’élargissement, quand on voit les salaires minima légaux actuels : le plus élevé étant le luxembourgeois, dont le rapport est de 1 à 18 avec le minimum bulgare. Le rapport est tel que les salaires belges et français ne peuvent que baisser à cause de cette très forte concurrence.
La grande rupture définitive qui a permis de consacrer le retour du libéralisme, le - retour à la doctrine du XIXe siècle, comme étant la doctrine des gouvernements européens, s’opère véritablement en 1965-1966. Vous avez le plan Barre de 1966, puis la montée au pouvoir de Margaret Thatcher...
Pour moi toute cette réaction est mise en place à cause du mouvement d’émancipation qui se répand dans le monde entier. Il n’y a pas eu que mai 68 en France, la contestation était internationale. Elle a même réussi à percer dans les pays extrêmement rigides et contrôlés du bloc soviétique. C’était un courant de pensée en faveur de l’émancipation qui remettait en cause toutes les hiérarchies.
Le projet de constitution sanctifiant le néolibéralisme de la concurrence sans entrave s’est heurté à de fortes résistances, avec le « non » en France et en Hollande. Ces contradictions ne sont-elles pas susceptibles de changer les choses ?
Corinne Gobin. Je ne suis pas du tout optimiste. Une partie des opinions opposées à ce qui se fait n’est pas audible et les élites passent leur temps à les sous-évaluer. Si les gens sont contre, c’est parce qu’ils ont peur et qu’ils n’ont pas de projet. Pour les technocrates, il ne peut y avoir qu’une seule voie, celle qu’ils ont élaborée. Ils ne peuvent jamais se tromper. Et si les gens n’ont toujours pas compris, il faudra utiliser l’ordre. On est parti dans cette dynamique-là. Pour moi, on va vers des clashes. Le libéralisme lorsqu’il veut s’imposer comme système de construction d’une société est extrêmement dangereux. Il détruit la société. Il est incapable de penser les rapports sociaux collectifs. On est en train de construire une société dont la dynamique se fonderait sur l’initiative individuelle. Or, ça ne peut pas fonctionner. La sociologie nous apprend depuis cent ans que la société se construit sur la base de rapports sociaux de solidarité. Le libéralisme peut s’accommoder de projets extrêmement autoritaires, très dangereux.
Entretien réalisé par Jacques Coubard
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