Par Jacques Sapir
Une importante table ronde s’est tenue lundi 1er septembre à Paris, sous les auspices du Dialogue Franco-Russe, pour tenter d’évaluer les solutions politiques à la crise en Ukraine, et sortir de la spirale de l’escalade. Cette table ronde a réuni des responsables politiques de premier plan russes et des représentants des différentes forces politiques françaises, mais aussi des milieux d’affaires (Total, GDF-Suez), des milieux culturels et scientifiques.
Les participants
Étaient ainsi présents, sans qu’il soit possible de les citer tous, et l’on s’excuse d’avance auprès de ceux qui auraient été oubliés :
◦M. Narychkine, Président de la Douma d’État
◦M. Puchkov, Président de la commission aux Affaires Étrangères de la Douma
◦M. Sloutsky, Président de la Commission à la CEI et à l’intégration eurasiatique de la Douma
◦M. Orlov, Ambassadeur de la Fédération de Russie en France
Du côté français, étaient présents, entre autres :
◦M. Mariani, député UMP, représentant les Français de l’étranger, co-Président du Dialogue Franco-Russe
◦M. Chevènement, sénateur, Président du MRC, envoyé spécial pour la Russie du Président de la république
◦M. Pozzo de Borgo, sénateur UDI de Paris, membre de la commission aux affaires étrangères du Sénat, membre de l’assemblé parlementaire de l’OSCE
◦Mme Garriaud-Maylam, sénatrice représentant les Français de l’étranger (UMP)
◦M. Dupont-Aignan, député de Yerres, Président de Debout la République
◦M. Myard, député UMP (Maison-Lafitte)
◦M. Mignon, député UMP, Ancien Président de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
Pour les milieux d’affaires, on comptait aussi :
◦M. de Margerie Président de Total SA
◦M. Cirelli, Directeur de la branche Europe de GDF-Suez
◦M. Serge Dassault.
La discussion
Les échanges, qui ont duré deux heures, ont permis de mesurer d’une part l’attachement réciproque à l’amitié franco-russe, mais aussi la commune préoccupation devant la tournure prise par les événements en Ukraine, et leurs conséquences sur la politique mais aussi sur l’économie européennes. La situation des populations civiles est dramatique. Il faut ici signaler que, pour la revue américaine Foreign Policy, les bombardements de la population civile auxquels ont eu recours systématiquement les forces de Kiev pourraient être qualifiés de « crimes de guerre »1. Les chefs d’entreprises présents ont insisté sur le caractère profondément destructeur, et politiquement injustifié, des sanctions réciproques (tant européennes que russes) qui ont été prises jusqu’à présent. Ces échanges se sont prolongés pendant plus de deux heures, et les responsables russes ont répondu aux questions des participants français. L’un des principaux thèmes a été, bien entendu, la position de la Russie dans cette crise.
La position de la Russie
Sur ce premier point, M. Sergey Narychkine a été très clair, et il a déclaré que le conflit dans le Sud-Est de l’Ukraine était un conflit interne entre le gouvernement de Kiev et les insurgés. Il ne pourra donc y avoir qu’une solution ukrainienne à cette crise. Mais, la crise interne de l’Ukraine menace aujourd’hui de bloquer le développement des relations entre la France et la Russie. Or ces relations sont importantes non seulement pour les deux pays mais pour l’avenir de l’Europe. Il y a un problème avec des pays qui cherchent à « démoniser » la Russie, pour leur intérêt spécifique. Les médias de masse en France et dans certains pays européens ont pris partie contre la Russie. On notera cependant que l’on commence à avoir, en particulier dans la presse britannique, des points de vue plus mesurés2.
Il aussi ajouté qu’il y a un problème massif de réfugiés en Russie (plus de 150 000) et qu’il est plutôt rare que les populations civiles fuient chez leur « agresseur ». Ces réfugiés fuient les bombardements des troupes gouvernementales sur des objectifs civils, bombardements dans lesquels des lance-roquettes « Grad » et « Uragan » ont été employés ainsi que des obusiers automoteurs. Des dizaines de milliers d’habitations ont été détruites. Il faut aussi s’opposer à l’hystérie russophobe de certains.
A propos de l’exclusion temporaire de la Russie de l’assemblée parlementaire de l’Europe, il a rappelé que la tradition parlementaire européenne est une tradition de démocratie. L’exclusion est étrangère à cette tradition. Jean-Claude Mignon, ancien Président de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, a abondé dans le même sens, précisant qu’il avait voté contre cette exclusion.
La discussion s’est alors déplacée sur les réactions de la Russie depuis le mois de mars. Les référendums de Crimée et du Sud-Est ont été décrits par Serguey Narychkine comme des réactions au comportement agressif des dirigeants de Kiev. Mais il faut ici remarquer la différence de traitement par la Russie de ces référendums. La Russie a reconnu celui de Crimée, mais n’a pas reconnu ceux qui se sont tenus dans l’Est de l’Ukraine. Serguey Narychkine a réaffirmé qu’un dialogue est nécessaire si l’on veut aboutir à une désescalade. Il y a une nécessité d’arriver à un consensus entre les différentes parties de cette crise.
La question des sanctions
La question des sanctions a été abordée en particulier par Christophe de Margerie ainsi que par le dirigeant de GDF-Suez. De Margerie a déclaré que l’importance des relations économiques était centrale dans le dialogue entre nos deux pays. Les entreprises françaises sont très soucieuses quant aux échanges économiques, qui se sont largement développé depuis ces vingt dernières années entre les deux pays, mais aussi à l’échelle de l’Europe, à l’économie de laquelle la Russie est en partie intégrées. Il faut donc éviter une escalade des sanctions. Le rôle de la presse est ici important. Il a ainsi été remarqué que ce rôle est, en général, néfaste en France. Aujourd’hui, certaines sociétés ont tendance à anticiper de nouvelles sanctions. Ceci n’est pas sain. Il ne faut pas faire de surenchère.
Serguey Narychkine a répondu à ces interventions en précisant que, en effet, la question des sanctions rend le règlement de la crise ukrainienne compliqué. La Russie ne veut pas rentrer dans ce jeu, mais elle est obligée de répliquer, ce qu’elle a fait avec l’embargo sur les produits alimentaires. Elle l’a fait avec beaucoup de mesure. La question des relations économiques entre l’UE et la Russie est en cause.
La dynamique de la crise
Ce troisième volet de la discussion a mobilisé beaucoup d’attention. M. Puchkov a déclaré que la situation en Ukraine était de fait très complexe. L’hypothèse de la fédéralisation était possible, et c’était celle que soutenait la Russie. Mais, aujourd’hui, il y a eu un changement du fait de la violence même de l’action de Kiev contre les populations civiles. Kiev a toujours refusé les négociations. De fait, on a refusé ce qui a été accepté au Québec et en Belgique. Il faut en priorité demander aux insurgés ce qu’ils pensent. La Russie soutient l’idée de pourparlers directs et sans conditions entre Kiev et les insurgés. Elle soutient le principe d’une « statut spécial » pour les populations du Sud-Est, quel qu’il soit. Elle soutient aussi l’idée de la fédéralisation si cette idée est acceptée par les insurgés. Mais, les insurgés ne sont pas des marionnettes, a-t-il tenu à rappeler.
Jean-Pierre Chevènement est alors intervenu, et il a remarqué que l’on était en présence d’un engrenage lié aux processus de décision propres à l’Union Européenne, point sur lequel était déjà intervenu Nicolas Dupont-Aignan. La position de l’Union Européenne est prise en otage par certains pays, la Pologne en particulier, qui ne font rien en faveur du règlement de cette crise. Jean-Pierre Chevènement a ainsi qualifié d’« engrenage de la bêtise » ce qui était en train de survenir, et dans lequel certains, en particulier dans l’UE et dans l’OTAN, portent une lourde et historique responsabilité. Il est clair que la France devrait s’émanciper de l’UE et de l’OTAN pour retrouver la capacité de faire entendre ce que l’ancien ministre a qualifié de « voix de la Raison ». Il faut ici rappeler les enchaînements dramatiques de 1914, même si la situation n’est pas aussi dramatique qu’elle l’était alors. C’est l’un des enseignements de l’Histoire. Jean-Pierre Chevènement a confirmé que les gouvernements russe et français maintenaient un dialogue étroit et constant pour empêcher que cette crise ne dégénère, et que les Présidents Hollande et Poutine se parlaient régulièrement par téléphone. C’est un point important, et en un sens rassurant. Mais cela ne saurait suffire. Il faut une initiative forte de la diplomatie française et allemande sur ce sujet.
Les solutions possibles
On peut ici faire plusieurs remarques sur la dynamique de cette crise. La crise ukrainienne est en fait le produit de la destruction du cadre du droit international que l’on a connu depuis le milieu des années 1990 et qui s’est manifesté au sujet du Kosovo (1998 et 1999), de l’Irak (2003) dont on mesure aujourd’hui l’ampleur des conséquences, et plus récemment de la Libye. Nous mangeons aujourd’hui les fruits amers de cette destruction des règles du droit international, destruction dont les États-Unis et l’OTAN portent la responsabilité. Il n’est pas possible de trouver un cadre de résolution de cette crise sans règles qui soient reconnues par tous. Le Droit international reste fondé sur deux règles, qui sont profondément contradictoires, le respect de la souveraineté des États ET le droit des peuples à décider d’eux-mêmes. Les médiations entre ces deux principes ont été dramatiquement et durablement affaiblies par l’action des pays de l’OTAN et des États-Unis depuis la fin des années 1990. Ce sont ces médiations qu’il nous faudra reconstruire. On est ainsi passé d’une crise intérieure à l’Ukraine à une crise internationale et ceci largement par le degré de violence employé par le gouvernement de Kiev. Sur ce point précis, il y a une nouvelle contradiction entre la position adoptée au sujet de la Libye, où la protection des populations a justifié une intervention étrangère, et l’Ukraine. Il faut en avoir conscience.
Ceci pose la question d’un éventuel cessez-le-feu, et de ses garanties. Un cessez-le-feu s’impose dans les plus brefs délais. La poursuite des combats ne peut que rendre encore plus insurmontable le mur de haine en Ukraine, et rendre plus difficile la solution politique qu’il faudra pourtant bien trouver à cette crise. Il est clair que ce qui était possible encore au début du mois de juin ne l’est plus maintenant. Plus les combats dureront et plus il sera difficile d’aboutir à une solution politique. C’est pourquoi, la France et l’Allemagne devraient exercer des pressions fortes sur le gouvernement de Kiev pour le contraindre à accepter un arrêt des combats, charge à la Russie de faire pression sur les insurgés pour que cet arrêt des combats soit accepté. De ce point de vue, il faut une action commune avec la Russie, que cela plaise ou non à certains. Ce cessez-le-feu devra être vérifié et contrôlé. Il faudra donc des troupes d’interposition entre l’armée de Kiev et les forces insurgées. Il convient de commencer à réfléchir à cette question, en sachant que les forces russes seront inacceptables pour Kiev, et celles de pays de l’OTAN et de l’UE pour les insurgés.
Cette solution politique sera difficile à trouver. M. Naryshkine a fait allusion au « fédéralisme asymétrique » qui existe au Canada pour le Québec3. C’est une solution possible, mais hélas peu probable. Une autre solution serait celle d’une « région autonome » ou d’une « République autonome », dans le cadre de l’État ukrainien, sur le modèle du Kurdistan dans l’Irak actuel. Fors ces solutions, la seule issue possible serait celle d’une indépendance non reconnue par la communauté internationale, comme c’est le cas en Abkhasie et en Ossétie du sud. Les solutions de « fédéralisme asymétrique » ou de « République autonome » devront être garanties tant par les pays de l’UE que par la Russie. Il faudra bien, à nouveau, travailler en commun avec le gouvernement russe. On mesure cependant ce qui a été perdu quand les responsables de Kiev se sont refusés à organiser des élections à une assemblée constituante pour réécrire la constitution de leur pays et mettre en place un système fédéral.
Une fois cette solution politique trouvée, il faudra assurer la viabilité économique de l’Ukraine comme des régions autonomes de l’est du pays. Ceci implique de regarder de près la dynamique du développement régional, une fois les taches de reconstruction des infrastructures et des bâtiments détruits lors des bombardements par l’armée de Kiev accomplies. Ces taches impliquent aussi un financement, et il faudra s’entendre sur quels seront les pays donateurs. Laisser la charge à la seule Russie serait, d’un point de vue politique, une erreur tragique car cela signifierait que l’on abdique la possibilité d’avoir une influence sur les dirigeants insurgés. Ici encore, il faudra un accord entre les différentes parties en présence, incluant la Russie et l’UE.
1.Solvgang O., « The Dead and the Living in Luhansk », Foreign Policy, 29 août 2014,
http://www.foreignpolicy.com/articles/2014/08/29/the_dead_and_the_living_in_luhansk_ukraine_russia_war 2.Comme le journal The Guardian,
http://www.theguardian.com/commentisfree/2014/aug/29/ukraine-putin-sanctions-west-biggest-mistake
3.Banting K. et R.Simeon, edits., And No One Cheered : Federalism, Democracy and the Constitution Act, Toronton, Methuen, 1983. Brown D.M. et M.G.Smith, edits., Canadian Federalism : Global Economic Challenges, Kingston et Halifax, Institute of Intergovernmental Relations & Institute for Research on Public Policy, 1991